L'édito de l'After: Misères de la pensée ultra

Le fond des abîmes a-t-il été atteint? Lundi matin, sur France Inter, la ministre des sports prenait la parole au milieu du silence. "On ne peut pas continuer comme ça dans le foot. En même temps faut être lucide (…) ce n’est pas spécifique à la France (…) mais c’est juste pas possible de continuer comme ça. Il faut une initiative globale, une réponse globale et, à situation radicale, mesure radicale." L’oreille se tend, le corps tout entier se dit qu’il est l’heure de se mettre au travail. Comment éradiquer la haine et la violence dans les stades? "Pour l’instant, il faut s’arrêter sur les déplacements de supporters. C’est juste pas possible." Mouais.
Pour prendre la mesure de la connerie ambiante, il aurait pourtant suffi de dérouler un fil: à Nantes, samedi soir, un groupe de supporters niçois en convoi de VTC (?) se retrouve au milieu d’une foule d’ultras encagoulés (?) quelques minutes avant un match. Parce qu’apparemment, on n’a pas le droit, en France, de circuler proche d’un bar occupé par des ultras adverses (?), le convoi est pris à partie, secoué, malmené. Un chauffeur panique. Un homme est poignardé. Conclusion de l’enquête: la connerie humaine a encore frappé. Réponse "globale" de la ministre: supprimer les déplacements de supporters adverses. Enfin, quand c'est possible. Autant soigner le cancer par une interdiction de l’éclairage public.
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"Philosophiquement"
Supprimer les déplacements n’est pas une mesure mais un préalable. Lors de sa célèbre audition devant les députés de l'Assemblée nationale le 22 novembre dernier, le président de la Ligue semblait lui-même dépassé par le football qu’il était pourtant venu éclairer. Tandis que son DG, armé d’un classeur rempli de fiches bristol égrenait l’activité quotidienne de son administration, Vincent Labrune n’en finissait pas de soupirer. Plus il s’inquiétait de l’avenir, plus il se recoiffait. De temps en temps, il sortait de son mutisme. Sur la violence (après un énième laïus de son employé) il connecta tout à coup son micro: "philosophiquement (sic) c’est vraiment un sujet à creuser (…) moi je pense qu’on va pas (re-sic) régler les problèmes de violence dans le sport et la société grâce à ça mais je pense qu’il faut qu’on durcisse le point sur les interdictions de stade. (…) Ce sont toujours les mêmes individus qui cassent, qui entraînent les violences ou entraînent les autres."
C’est à ce moment précis que Vincent Labrune découvrit l’anthropologie (il n'est jamais trop tard): "Il y a aussi des individus qui sont très calmes dans la vie de tous les jours mais il y a des phénomènes de masse, ils sont entraînés par certains, ils se rendent plus compte de ce qu’ils font. Ils perdent la tête! Ils sont inconscients! Il faut les bannir non pas 2 ans, non pas 3 ans mais à vie! Et je pense que les choses vont aller mieux! Voilà." Fier de son effet, il rabattit le micro devant lui tel un député de la première circonscription du Loiret au sortir d'une lourde sieste républicaine. Résumé de l’audition (par Cocteau): "puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur."
"Pseudo-supporter"
Ce qui frappe dans les débats sur les violences dans le football c’est cette commune incapacité à identifier le problème. La pensée est comme pétrifiée face à la terreur de déplaire. Exemple parmi d'autres : on ne sait jamais de qui on parle: hooligan, ultra, supporter, pseudo-supporter, encarté, pas encarté, groupe, association, mouvement, public, foule, délinquant ? Pire, quand un homme se rend coupable d’une voie de fait il est dégradé instantanément au rang de "pseudo-supporter" dont il serait urgent de se "désolidariser" au nom du "vrai supportérisme" — dont on ne sait toujours pas en quoi il consiste et qui est là pour le certifier. S’il porte une cagoule et une bombe agricole dans la poche, il devient éventuellement un "hooligan". Enfin, ça dépend. Certains sociologues — qui ont pignon sur rue — précisent néanmoins que tout dépend s’il se déclare lui-même "hooligan" ou pas. On connaissait les gender-fluid. On a maintenant les fan-fluid. L’ultra est en fait devenu un concept-valise c'est-à-dire un mot bien commode dans lequel on peut fourrer à peu près tout ce qu’on veut avant de l’emmener avec soi n’importe où.
Récemment dans une publication française, on admettait un "rapport ambivalent des ultras à la violence" (Lestrelin, Sociologie des supporters). Et pour cause "pour les ultras, la violence est à la fois marginale et centrale". Curieuse théorie. Comment un problème peut-il être à la fois à la marge et au centre? En toute logique, s’il est "à la marge et au centre", c’est donc qu’il est partout, non? Et pour cause, là réside le pot autour duquel on essaie de tourner: il y a un continuum clair de la violence dans la pensée ultra. En tant que groupe fanatique (c’est bien l’étymologie du mot fan), l’allégeance à la logique tribale est inconditionnelle. L’appartenance s’exprime à travers la violence selon différents degrés d’acceptabilité sociale: "leur système de valeurs (est) fondé sur la défense de l’honneur, la masculinité agressive et la radicalité revendiquées" Ce qui est commun à tous les membres c’est donc bien la "rage de paraître" disait l’anthropologue Alain Ehrenberg depuis longtemps. Où est l’ambivalence? En réalité, c'est évident, on est beaucoup plus proche de la tribu fanatisée que de la réunion Tupperware.
L’être et le néant
Si l’on veut comprendre quelque chose à la pensée ultra et sortir de l’ornière qui consiste depuis les années 80 à accuser la police (de ne rien faire) ou les journalistes (de ne rien comprendre) ce n’est pas à la sociologie des tribunes qu’il faut s’intéresser mais à la littérature. Elle seule a réussi à décrire parfaitement le paradoxe de cette radicalité aussi subversive que séduisante pour ceux qui s’en approchent. Ultra: né à la Restauration, ce terme désigne ceux qui sont plus royalistes que le roi, ceux pour qui on n’en fait jamais assez, ceux qui s’identifient à l’excès plutôt qu’à la cause défendue.
Victor Hugo, dans Les Misérables en fait un portrait saisissant "Être ultra, c’est aller au-delà. (…) c’est insulter par excès de respect; c’est trouver dans le pape pas assez de papisme, dans le roi pas assez de royauté, et trop de lumière à la nuit; c’est être mécontent de l’albâtre, de la neige, du cygne et du lys au nom de la blancheur ; c’est être partisan des choses au point d’en devenir l’ennemi; c’est être si fort pour, qu’on est contre." L’ultra est la figure symptomatique d’une époque où la haine a pris la forme d’un désir de néant. Avant de tout interdire et de s’enfermer dans des stades devenus des bunkers, c’est à cette pensée du chaos et à son vertige qu’il faut désormais s’intéresser. Première mesure: ouvrir les yeux.