"L'important c'est elle, pas nous": comment Clarisse Crémer et Tanguy Le Turquais vont vivre ce Vendée Globe loin de leur fille de 2 ans

Clarisse, qu'est-ce qui a changé depuis votre première grande navigation, la mini-transat en 2017?
À la fois, tout et rien. C'est vrai que c'était ma première transat en solitaire. Maintenant, les transats sont presque des entraînements. C'est vrai que parfois, on a besoin un peu de se "piquer". Ce n'est pas qu'on devient blasé, mais en fait, l'humain s'habitue à tout. Pour moi, je me rends compte que quelqu'un qui fait le Vendée Globe, je ne trouve plus ça extraordinaire. Alors qu'à l'époque, si on me parlait du Vendée Globe, j'aurais fait une drôle de tête en me disant 'waouh, ils sont complètement fêlés ceux qui font ça'. Mais les ressorts qui me poussent à aller sur l'eau sont toujours les mêmes. Et ce que je vais chercher, ce qui me fascine sur le moyen de locomotion, sur tout ce qu'on apprend à terre, n’a pas changé. Si un jour, je ne ressens plus ça, j'arrêterai. Je ne suis pas du style à dire que je vais faire ça toute ma vie. J'ai besoin de sentir un peu ce côté "waouh" pour avoir envie d'y aller.
Vous aimez vous retrouver seule en mer. Est-ce que c'est toujours le cas sachant que vous êtes désormais maman?
La maternité rajoute un élément de complexité. Parce qu'avant, je n'avais pas honte de dire que je devenais égoïste sur l'eau. C'est-à-dire que je pensais que les gens à terre, pour se sentir bien sur l'eau, il fallait un peu les oublier. Il ne faut pas comparer à la vie que tu pourrais vivre sur terre, au confort que tu pourrais avoir. C'est quelque chose que tu mets de côté. C'est ça aussi qui fait que tu te sens bien en mer. Et du coup, quand tu as une petite fille, tu as quand même des responsabilités à terre que tu laisses. Et ça, ça donne un peu plus de piment à l'équation, parce que c'est plus difficile de l'assumer, d'être égoïste vis-à-vis de sa petite fille de deux ans. Et il y a des moments où tu n'y arrives pas, tu penses à elle, et potentiellement tu peux un peu t'inquiéter.
Tanguy Le Turquais, votre compagnon, va également être en course. Comment allez-vous vous organiser à la maison?
Oui, on a cette difficulté de partir tous les deux. On est quand même bien entourés, on a une assez belle stabilité pour s'occuper d'elle. C'est ma belle-sœur Léna, la petite sœur de Tanguy qui vit avec nous depuis un an et demi, qui va la garder. Elle est aussi dans l'équipe technique de Tanguy. Ça tombait bien, elle était un peu à la croisée des chemins professionnellement. Elle apprend un boulot dans l'équipe de Tanguy et elle fait "Super Tati". C’est Tati Lena, qui est devenue Tatina, qui maintenant s'appelle Tina. Voilà (rires). Le seul truc qui m'inquiète vraiment, c'est s'il lui arrive quelque chose de grave. Là, je vais avoir probablement un vrai souci émotionnel et psychologique à gérer en étant peut-être au milieu du Pacifique sans pouvoir retourner à terre rapidement. Mais j'étais assez étonnée sur les quatre transats que j'ai réalisées: oui, elle me manque, j'ai envie de la voir, mais je ne suis pas inquiète pour elle. Mais c'est sûr qu'on est assez loin de l'égoïsme qu'il faut pour bien vivre en mer.
Comment allez-vous communiquer avec elle?
On y a réfléchi, mais ce n'est pas facile, parce qu'elle va avoir deux ans juste après le départ. Donc, elle est encore très petite. On se dit qu'on va essayer de lui donner des nouvelles. Et en fait, c'est Léna qui va avoir la tâche de voir ce qu'elle préfère ou pas. On est en train de créer un petit cahier où elle peut avoir des photos de nous. On va un peu devenir son livre d'histoire du soir pour lui expliquer qu'on est en mer, tout ça... On ne prétend pas du tout avoir la recette. Mais ce qui est important, c'est elle, ce n'est pas nous. Ce n'est pas parce que moi, je veux la voir sur FaceTime que je vais la voir sur FaceTime. Si ça ne lui fait pas du bien ou si on a l'impression qu'elle réagit mal, je me débrouillerai autrement.
Que reste-t-il de l’épisode avec la Team Banque Populaire et de cette question de la maternité qui a provoqué la séparation? Est-ce digéré?
C’est comme toute épreuve de la vie. Il y a tellement de composantes à cette histoire-là que je n'ai pas pu me poser autour d'une table avec toutes les parties prenantes pour faire une espèce de conclusion. Non, ce n'est pas parfaitement digéré. Parce qu'en plus, je pense qu'il y a encore des choses à faire dans le monde de la voile par rapport au sujet de la maternité. Mais c'est quand même derrière moi dans le sens où j'ai avancé, j'ai appris. J'ai finalement beaucoup de chance d'être à nouveau sur la ligne de départ du Vendée Globe. D'avoir aussi rencontré des gens à l’Occitane (son nouveau partenaire, NDLR) avec lesquels je suis peut-être plus alignée en termes de croyances, de convictions. Je ne sais qu’être transparente, donc non ce n'est pas parfaitement digéré. Mais c'est quelque chose qui fait partie de mon passé. Je suis tournée vers autre chose.
Y aura-t-il une possibilité de réaliser cette conclusion un jour autour d’une table?
Non, je ne pense pas. Il y a trop d'individualités froissées et de choses assez violentes qui ont pu être dites ou faites. Du coup, je ne pense pas que ce soit possible. C'est vrai que je ne suis pas du tout quelqu'un qui aime le conflit. Malgré moi, je me suis retrouvée dans un truc qui me dépassait. Après, je ne regrette rien parce que c'est ce que je pense et je l'ai dit.
La conséquence, c’est que vous avez un peu migré vers l’Angleterre puisque votre bateau était dans l’écurie d’Alex Thomson avant d’arriver aux Sables. Quels sont les avantages et les inconvénients?
On a fait une grande navigation ensemble de 3-4 jours au printemps. C’était sympa d’être avec Alex. Il était un peu en mode cool. Il a roulé sa bosse sur les Imoca. Mais c'est un projet un peu hybride. C'est loin d'être un copier-coller de la méthode Hugo Boss puisque le sponsor est différent, l'équipe est différente, le skipper est différent. On a les ténors de l'équipe d’Alex au niveau du management mais sinon une grande partie de l'équipe technique est nouvelle. Il y a quand même eu un petit sentiment d'urgence dans le projet. Mais malgré tout, c'est super rigolo d'être confronté à Portsmouth à un autre lieu. Parce qu'on ne se rend même plus compte, quand on est à Lorient, qu'on est dans un écosystème un peu restreint, parce qu'on ne connaît que ça. Ça fait changer de perspectives, donc c'est top sur plein d'aspects. Il y a aussi des points négatifs, je ne vais pas le cacher. D'avoir mon bateau de l'autre côté de la Manche ce n'est pas le truc le plus pratique du monde. Mais encore une fois, mon projet aurait pu ne pas exister du tout. Et je pense que je sortirai vraiment enrichie de cette expérience-là. Une de plus.
Cette préparation écourtée, ça permet d’avoir quels objectifs sur la course?
Un objectif challengeant et réaliste c’est le Top 10. Mais c'est compliqué de donner un chiffre parce que j'ai un super bateau, mais qu'on a assez peu fait évoluer par rapport à d'autres bateaux de la même génération. Donc, il garde un peu ses qualités et ses défauts. C’est une machine de guerre "au près", dans le moyen et petit temps, mais beaucoup plus compliquée "au portant". Je vais faire avec ce que j'ai. On a essayé de dessiner des voiles qui permettent d'être un peu plus faciles et puis j'ai essayé de me créer des repères. J'ai un super bateau et en même temps, entre-temps, il y a eu 13 bateaux neufs. Et c'est impressionnant de voir le nombre de personnes qui disent qu'ils y vont pour gagner.
Si vous n’avez pas tout à fait digéré ce qui s’est passé avec Banque populaire qu’en est-il des dénonciations anonymes vous accusant de tricherie avec Tanguy lors du dernier Vendée Globe pour lesquelles vous avez été blanchis par un jury international?
À votre avis? C’est encore un autre sujet qui touche à des ressorts plus sombres de l’âme humaine. C'était une période difficile qui m'a pris énormément d'énergie, qui m'a coûté beaucoup. Digérer, je ne sais pas si c'est le bon mot, je suis passée à autre chose. J'ai la chance d'aller faire le Vendée Globe et sincèrement, je suis concentrée là-dessus. De là à me dire que j'ai compris tous les rouages de ce qui s'était passé, et valider ce qui s'est passé, c'est un bien grand mot. Dans "digérer", il y a cette notion d'acceptation, et c'est vrai que j'ai encore un petit peu de mal. J'étais vraiment quand même assez amochée avant le départ des deux transats du printemps. C’était une période difficile. Mais même quand c'est dur en mer, c'est quand même ma médecine et ça m'aide à me sortir des trucs que je ne contrôle pas. Des trucs médiatiques, politiques, je ne sais pas quoi, qui ne sont pas vraiment la raison pour laquelle j'aime ce métier.