3 Avril 1996 : Serge Le Dizet et "le vol de Turin"

Serge Le Dizet et Alessandro Del Piero en demi-finale de Ligue des champions le 3 avril 1996 - ICON SPORT
Le 3 avril 1996 le FC Nantes se déplace à Turin pour affronter la Juventus en demi-finale aller de la ligue des champions. Défaits 2-0 les Canaris n’arriveront pas à inverser la tendance au retour malgré une victoire 3-2. Comme pour la plupart de ses coéquipiers, Serge Le Dizet, aujourd’hui entraîneur adjoint de Caen, garde en travers de la gorge cette rencontre que certains avaient baptisé "le vol de Turin".
Qu'est-ce qui vous vient immédiatement à l'esprit quand on évoque cette demi-finale aller à Turin?
C'est d'avoir vécu un match où on avait eu le sentiment qu'on était vraiment "les petits". "Les petits" sur le plan européen avec tout le poids de ce club au niveau des instances européennes, au niveau de la culture de la Coupe d'Europe. Les noms qu'il pouvait y avoir aussi à travers l'équipe qui jouait contre nous, mais aussi les noms de ceux qui étaient passés par là, à commencer par Platini par exemple. Ce jour-là on avait vraiment le sentiment qu'on était David contre Goliath. Et malheureusement, ça s'est vérifié sur le terrain avec un arbitrage, je ne vais pas dire malhonnête, mais pas loin.
On a parlé du vol de Turin... *
Peut-être qu'on a exagéré un peu aussi. Je ne sais pas. Mais sincèrement, il y a quand même eu des faits de match qui nous ont été vraiment contraires. On n'avait pas besoin de ça car on s’était présentés dans des conditions difficiles. On avait des blessés et des suspendus comme Pedros, Makelele et N’Doram. On a vraiment pris conscience dans l'environnement du match et dans le début de la rencontre que ce club-là représentait quand même quelque chose. Sain, pas sain? Je ne sais pas. Il y avait déjà à l'époque pas mal de suspicion par rapport à la Juve dans le dopage. On avait d'ailleurs eu un contrôle antidopage à la fin du match qui était quand même assez rigolo apparemment, car moi je n'avais pas été tiré au sort. C'était quand même assez fantasque. Il y avait un contrôle antidopage, mais bon, il y avait des gens qui rentraient, qui sortaient et apparemment c'était assez ubuesque. (Rires)
Le coach Jean-Claude Suaudeau avait été marqué par cet arbitrage avec six cartons dont un rouge pour les nantais et pas un seul pour les turinois?
Coco était aussi assez remonté contre l'arbitrage. Et il y a une expression qui m'avait marquée. C’était un arbitre anglais et il avait dit: "Putain, il nous a fait payer la vache folle." Je me souviens par exemple d’Eric Decroix qui était en sang parce qu'il avait pris un coup de coude de Padovano. Nez fracturé. Ça je me souviens parce que je suis allé le voir et ça ne s’était pas fait tout seul bien évidement. Il n’avait peut-être pas vu l'arbitre, il n’y avait pas la VAR à l'époque. Mais bon, peut-être que si ça avait été l'inverse ça aurait été différent.
Le fait d’avoir moins d’expérience a joué?
Dans l'apprentissage du vice on était à des années-lumière. On n'avait pas beaucoup d'expérience européenne par rapport à ces équipes-là. On avait fait la Coupe de l'UEFA les deux trois années qui avaient précédé cette épopée en Ligue des champions mais on n’avait pas beaucoup d'expérience européenne les uns comme les autres dans l'équipe. En face on avait quand même des baroudeurs Vialli, Padovano, le jeune Del Piero et puis l'entraîneur Marcello Lippi, un personnage, Italien dans toute sa splendeur.
Avec Karembeu et Loko que vous aviez perdus à l'intersaison le résultat aurait été différent?
Ça a été une grosse cassure pour la génération de 95. Tu gagnes un titre, de façon vraiment phénoménale, avec toujours cette notion de vitesse plus, plus, plus... Et puis tu vas aborder la Ligue des champions avec tes deux meilleurs joueurs qui sont partis à l'intersaison. Alors c'est toujours comme ça. On a toujours plus riche que soi. On a toujours un moment avec des gens qui partent parce qu'il faut vendre pour continuer, mais c'est vrai que ça avait quand même été une cassure pour nous de voir Patrice et puis Christian partir et ne pas jouer la Ligue des champions avec nous. On se dit toujours si on avait eu ces deux joueurs là. La demi-finale à l'aller, avec les blessés et les suspendus, on avait cinq joueurs majeurs de notre équipe de 95 qui ne jouaient pas. Il y a ce que tu mets comme lutte sur le terrain. Mais quelque part, tu te dis que ce ne sera pas suffisant parce qu'en plus il y a des choses qui se passent tout autour, qui font que de toute façon, c'est presque plié d'avance. Moi je me souviens très bien de l'arbitre. C’était un petit, avec une petite moustache, Monsieur Gallagher. Je me souviens très bien et tu sentais qu’il n'était pas là pour nous faire des cadeaux, ça c'est clair. Est-ce qu’il y avait eu des choses? Ça, on ne saura jamais. Et puis il ne faut pas oublier que la Juve gagne ensuite la finale donc tu te dis que si tu avais passé ce tour là, tu avais toutes tes chances pour gagner la Ligue des champions. Même si on n'était pas aussi performant que l'année précédente. C'est clair, c'est sûr.

C’est une rencontre qui laisse de la frustration?
Il faut aussi dire qu’on avait déjà connu cette frustration en 95 à Leverkusen. On retrouve les mêmes maux mais traduits de façon différente. Là aussi on n'avait pas été aidé par les blessures (Jean-Louis Garcia, entraîneur des gardiens, obligé de jouer dans les buts). Mais aussi ce jour-là, on avait en face de nous des avions et on avait le sentiment aussi qu’ils n’étaient pas tout seul. Christian Karembeu, on se rappelle comment il était puissant, comment il allait vite. Ce jour-là les autres allaient deux fois plus vite et c'était Bernd Schuster en face (36 ans). Ils allaient à 2000 à l’heure. Alors qu’on les voyait en championnat, on les avait étudiés, c’était une équipe assez vieillissante. Ce n'était pas la vitesse et la puissance qui les caractérisait. Mais bon, c'était donc pour dire il faut parler de frustration si tu veux. En terme de frustration on avait donc déjà eu ce quart de finale de Coupe d'Europe. Ce n'était pas une demie, mais c'était un quart. Et franchement, je pense que cette année-là, avec l'équipe qu'on avait, on avait peut-être toutes les chances de gagner la Coupe de l'UEFA. En tous cas on avait les armes. C’est comme ça. On ne refait pas les matches, on ne refait pas les carrières. Il faut accepter, même si des fois c'est un petit peu dur.
C’est une rencontre qui laisse beaucoup de frustration aussi à titre individuel car vous prenez un carton à la 81e et vous êtes suspendu au match retour.
Je ne joue pas le match retour et c'est vrai que ça a été un match assez extraordinaire parce qu'il y a eu la victoire. Le public à la Beaujoire avait été phénoménal ce jour-là et c'était vraiment la fête. Le fait qu'on avait perdu 2 à 0 à l'aller peut être que les Italiens n'ont pas fait le match de leur vie. Mais en gagnant 3-2, on avait quand même fait ce qu'il fallait pour sortir de la Coupe la tête haute. Le match aller, on ne peut pas dire qu'on l'avait raté, mais je pense qu'on en avait été victime de la force de cette équipe sur le terrain, mais aussi de tout ce que pouvait représenter la Juve. Et encore aujourd'hui d'ailleurs, parce que ça reste quand même un club où il y a encore beaucoup des gens influents.
Ça fait partie malgré tout de vos grands souvenirs en tant que joueur?
Oui même si je me souviens aussi beaucoup du match à Athènes quand on avait joué au stade olympique, l'ambiance était assez impressionnante. Là, on découvrait vraiment ce qu'était la grande Coupe d'Europe. Oui, bien sûr, ça fait partie des grands matchs, au même titre que quand on a gagné contre Paris 3-0. C'était sur le plan national. Il y aura toujours un petit manque de ne pas avoir jouer cette ligue des champions avec l'équipe qu'on avait l'année précédente. Parce qu’on ne sait pas ce qui se serait passé.
La Juve vient d’être sanctionnée de 15 points mais sans ça serait deuxième de son championnat. Est-ce que Nantes risque quand même d’être encore "le petit"?
Oui je le pense. Antoine l'a dit aussi, ils redécouvrent l'Europe. Ça fait beaucoup de choses pour des jeunes, pour un club. Nantes n'a pas fait l'Europe depuis plus de 20 ans. J'étais entraîneur au centre de formation, donc on était invité. On y allait à tour de rôle. On avait droit de suivre les déplacements avec l’équipe. Je me souviens avec Reynald (Denoueix) j’avais suivi deux fois au Bayern notamment. C'était sympa, mais ça remonte à loin ! Donc il y a une vraie différence entre une équipe comme la Juve qui est habituée aux joutes européennes tous les ans et puis le FC Nantes qui représente quelque chose au niveau européen mais dans le passé.
Vous serez attentif à ce match aller jeudi soir? Par plaisir, par souvenir...?
J'étais invité, au même titre que tous les joueurs qui ont participé en 96 à la demi-finale. Mais je ne peux pas y aller. Mais bien sûr, je regarderai le match.
*Dans son autobiographie, Marc Roger, agent d’Anelka, Henry, Vieira, Blanc… raconte qu’à son hôtel vers une heure du matin la veille du match il avait vu "une belle brune qui entre et se dirige directement vers l’ascenseur qui, selon le serveur, était une fille appelée pour détendre les arbitres... Reste à savoir qui l’avait appelée."