Pays-Bas: inspiré par Cruyff, le village de pêcheurs de Volendam retrouve l’Eredivisie

En vous promenant sur la digue de Volendam, vous aurez l’opportunité de manger l’un des meilleurs fish and chips de votre existence, à moins que vous ne vous laissiez tenter par un sandwich à l’anguille fumée. Réputé pour sa pêche qui concentre une bonne partie de son activité économique, le port de Volendam voit des milliers de touristes déambuler chaque année à la recherche d’authenticité. Ce long chemin pavé magnifique vous fait jongler entre boutiques traditionnelles (où vous pouvez acheter les célèbres sabots et les costumes locaux) et lieux de dégustation, cafés, restaurants, poissonnerie et boutiques de fromage. Un lieu paisible et agréable qui cache une passion pour le football.
Ce vendredi soir, ils étaient des dizaines sur la digue devant le "Bar de Molen" à célébrer le retour dans l’élite de leur club, le FC Volendam. Après une saison 2021/2022 réussie, le club local a officialisé sa montée après la victoire à Bois-le-Duc. Elle est arrivée un peu plus tard qu’imaginé, la faute à une série de six matches sans victoire entre début mars et début avril, faisant fondre son avance confortable au classement et lui faisant perdre sa première place au profit du FC Emmen. Qu’importe l’attente, il y eut l’ivresse.
Ils étaient d’ailleurs des centaines massés sur le parking du Kras Stadion, peu après minuit, pour attendre les joueurs de retour en ville. Dans un nuage de fumigènes, les nouveaux héros ont été accueillis chaleureusement par des supporters à la fierté retrouvée, grâce au projet lancé en 2019.
À sa tête, Jasper van Leeuwen pour la direction sportive, Ruben Jongkind, d’abord comme conseiller puis comme directeur de l’Académie, et Wim Jonk, entraîneur de l’équipe. Ces trois hommes ont un CV long comme le bras et sont devenus des maîtres dans le développement des jeunes footballeurs, grâce notamment à leur expérience à l’Ajax, autour d’un autre maître, Johan Cruyff.
Les fondamentaux de Johan Cruyff appliqués
Fortement marqués par Johan Cruyff, les trois hommes ont participé à un moment crucial de l’Ajax au début des années 2010. Fâché par la direction que prenait son club de coeur, le triple Ballon d’Or avait secoué la direction de l’époque, l’emmenant jusque devant les tribunaux afin de les faire vaciller et pouvoir imposer sa méthodologie, condensée dans le fameux "Plan Cruyff". Ce projet était chargé de remettre l’Académie sur le droit chemin. La génération De Ligt, Van de Beek, Mazraoui a été la première à bénéficier des changements au sein de "De Toekomst", le centre de formation amstellodamois. Ce sont ces mêmes hommes qui sont allés dénicher Jürrien Timber et Noah Lang chez le rival de Feyenoord, en les convaincant que leur futur serait plus rose à Amsterdam, à travers des plans de développement individuel très précis.
Après un désaccord profond, Jonk (alors directeur de l’Académie), Jongkind et Van Leeuwen ont quitté l’Ajax en 2015 afin de former leur propre organisation. Ils ont profité de quelques années pour prêcher la bonne parole auprès de clubs et de fédérations, afin de présenter leurs principes de développement hérités de Johan Cruyff. Et puis, est arrivé l’inattendu. Un appel du pied impossible à refuser. Volendam. Lieu de naissance de Wim Jonk. Volendam, lieu des premières saisons de footballeur de ce même Jonk, avant qu’il n’aille faire apprécier son talent à l’Ajax, à l’Inter, au PSV et à Sheffield. Une réflexion intense, un soupçon de sentiment, une opportunité réelle et voilà les trois hommes embarqués dans cette charmante ville de pêche de 22 000 habitants, souvent présenté comme un village et non comme une ville.
Le projet est d’abord sur trois ans: poser des bases solides, révolutionner le mode de penser, développer la formation, nouer un partenariat fort avec le principal club amateur de la ville, chambouler le recrutement et mettre en place la culture du détail si chère à Cruyff. Un travail gigantesque. La méthodologie a toujours été prête, ne restait plus qu’à l’installer. La culture du résultat dans les équipes de jeune a été démantelée rapidement. Selon ces disciples de Cruyff, le résultat paralyse joueurs et formateurs. Les premiers oublient le plaisir de jouer et sont imprégnés d’une obligation finale plus que du chemin pour y parvenir et les seconds veulent gagner pour garder leur place. En remettant le jeu, le moyen avant la fin et la prise de risque au coeur des équipes de jeune, Volendam a choisi de miser sur le développement individuel - le maillon essentiel du Plan Cruyff - plus que sur la dynamique de résultats. Avec un certain succès, même si "les résultats attendus se verront dans cinq à dix ans", rappelle Ruben Jongkind.
Wim Jonk a de son côté injecté son idée de jeu à son équipe: de la technique dans toutes les lignes, de l’intelligence individuelle et collective, du jeu au sol, une capacité à presser et récupérer le ballon rapidement, des joueurs en mouvement et une volonté de gagner le rapport de force à travers les qualités de son groupe. En clair, une équipe proactive bien plus que réactive. La connaissance de son environnement est également un plus. Pour convaincre les gens d’aller au stade, Wim Jonk, qui connait bien ces terres, rappelle néanmoins qu’il faut une certaine qualité de football. L’esthétisme déployé sur le terrain joue donc un rôle dans le fait d’attirer ceux qui ne sont pas des supporters habitués à user leurs pantalons dans les gradins du Kras Stadion.
Arrivé en fin de saison 2018-2019 pour les derniers matches, l’entraîneur batave a pu voir de rapides progrès dès la saison suivante, arrêtée pour cause de Covid et "achevée" à la troisième place, synonyme normalement de barrage pour la montée. Le club venait de coller une dérouillée à Jong Ajax, la réserve du club d’Amsterdam, 4-0. Tout un symbole pour ces anciens salariés du club amstellodamois et pour un certain milieu de terrain belge, Franco Antonucci, auteur d’un doublé ce soir-là et passé par "De Toekomst".
La saison suivante est plus compliquée, le club perd plusieurs éléments majeurs en début ou milieu de saison (Fadiga, Smal, Doodeman, Vlak) et termine sixième. Il est éliminé au premier tour de barrage de montée contre Breda et semble manquer d’expérience pour viser un retour dans l’élite. Alors, à l’été 2021, tout en continuant de miser sur le développement des jeunes (Dean James, Josh Flint, Denso Kasius, Ibrahim El Kadiri, Derry Murkin), le club décide de faire venir trois joueurs d’expérience: Damon Mirani, défenseur central, Daryl van Mieghem (ailier droit) et Robert Mühren (avant-centre). Ils doivent encadrer la classe biberon du club. Le premier, formé à Volendam au milieu des années 2010, est un supporter du club avant d’avoir été joueur. Il est nommé capitaine. Les deux autres deviennent des titulaires majeurs et portent l’attaque du club.
L’Inter s’est laissé séduire
Le travail de Jonk, Jongkind et Van Leeuwen à l’Ajax n’est pas passé inaperçu et a été remis au goût du jour à l’occasion de la superbe saison 2018/2019 du club amstellodamois, avec la belle épopée européenne, achevée en demi-finale de la Ligue des champions contre Tottenham. Plusieurs joueurs majeurs étaient issus de la révolution de velours de Johan Cruyff au début des années 2010. Leur capacité à former de jeunes joueurs, les développer et leur permettre de changer de statut est bien notée de tous les connaisseurs.
Passé par l’Inter en tant que joueur, Wim Jonk a laissé une belle image à Milan. Grand spécialiste des lourdes frappes à l’entrée de la surface, il a notamment remporté la Coupe de l’UEFA 94, marquant lors de la finale retour contre Salzbourg, après avoir déjà inscrit un but en demi-finale contre Cagliari et un doublé en quart contre Dortmund. Le club intériste a accueilli il y a quelques mois Wim Jonk et Jasper van Leeuwen à la Pinetina, le centre d’entraînement. De cette rencontre est né un partenariat non officiel, plus verbal qu’écrit. Lors de la saison 2020/2021, les Nerazzuri ont envoyé en prêt à Volendam leur jeune attaquant de la Primavera, Samuele Mulattieri. Il a terminé meilleur buteur du club avec 18 réalisations en 30 matches.
Cette saison, l’Inter a envoyé deux nouveaux joueurs en prêt: le gardien Filip Stankovic (fils de Dejan), devenu indiscutable dans les buts et le milieu de terrain Gaetano Cristiano, quatrième joueur le plus utilisé de l’effectif avec 33 matches joués sur 36 journées disputées. Les deux jeunes joueurs ont progressé à un niveau plus rapide que s’ils étaient restés avec la Primavera. En D2 néerlandaise, le fait d’affronter des équipes professionnelles, et non plus des U19, augmente le niveau d’adversité. Par ailleurs, à Volendam, le plan de développement des jeunes est suffisamment crédible et ancré dans la stratégie sportive qu’un jeune sait qu’il aura du temps de jeu, ce qui est toujours aléatoire en Serie B - autre possibilité pour les jeunes des grands clubs italiens - où l’expérience peut vite relever du chemin de croix.
Une ville de football
Située à une vingtaine de kilomètres d’Amsterdam, cette ville de pêche se passionne pour le football. Il faut dire que les réussites de joueurs locaux ne manquent pas: Wim Jonk, évidemment, mais aussi les frères Mühren, Gerrie et Arnold, ayant fait les grandes heures de l’Ajax dans les années 70, Joey Veerman, actuel milieu de terrain du PSV Eindhoven ou Keje Molenaar, double champion avec l’Ajax au début des années 80.
Très attaché à leur terre, les habitants de Volendam ne lâcheraient leur ville pour rien au monde. Les jeunes joueurs locaux ont même parfois un peu de mal à prendre leur envol. L’exemple de Joey Veerman (23 ans) est une représentation parfaite de cet attachement. Le milieu du PSV a préféré rester aux Pays-Bas après ses bonnes performances à Heerenveen plutôt que d’aller à l’étranger et on le dit très proche de sa ville de Volendam, encore aujourd’hui. Il était d’ailleurs dans les tribunes de Bois-le-Duc vendredi soir pour assister à la montée de son club formateur en Eredivisie.
À ses côtés, Henk Veerman (31 ans), attaquant d’Utrecht, dont les médias néerlandais expliquent ces derniers jours qu’il pourrait bien revenir au FC Volendam dès la saison prochaine pour former un duo d’attaquants expérimentés avec Robert Mühren (32 ans). Lui aussi a grandi dans le village de pêcheur et a fini par y revenir l’été dernier, alors qu’il avait très largement contribué à la promotion de Cambuur-Leeuwarden en Eredivisie avec ses 38 buts en 37 journées. Voilà qui interpelle : préférer rester en D2 pour aider son club de coeur à monter en D1 plutôt que d’aller profiter de cette même D1 tant désirée et pour laquelle il s’est battu toute la saison. Dernier exemple et pas des moindres, Damon Mirani, revenu à Volendam lui aussi l’été dernier. Il a eu du mal à cacher son émotion vendredi soir au micro d’ESPN NL lorsqu’il a parlé d’un rêve accompli de faire monter son club en Eredivisie, après avoir été enfant dans les tribunes à supporter cette équipe.
Les Volendammers auront l’occasion l’année prochaine de montrer cet attachement à leur équipe en Eredivisie, car le plus dur commence : montrer que ce modèle de développement est suffisamment mature à Volendam pour rester dans l’élite plusieurs saisons. Avec des nouvelles recettes financières liées à ce changement de catégorie, Volendam peut espérer accélérer sur sa méthodologie. Mais ne comptez pas sur Jonk, Jongkind et Van Leeuwen pour renier leurs principes parce que l’adversité augmente ou pire encore, jeter l’argent par les fenêtres et effectuer un recrutement incohérent, car comme le disait Johan Cruyff: "Je n’ai jamais vu un sac rempli d’argent marquer un but."