"Coutinho, tout le monde gagnant?" L'analyse de Philippe Auclair

Philippe Coutinho - AFP
Le temps où les journalistes pouvaient s’asseoir sur un scoop pendant une semaine est révolu; la tendance s’est inversée au point que le tentation est de faire un faux départ, de lancer tout de suite le breaking news dans la mare en ébullition de l’info. En croisant les doigts pour que le vraisemblable ou le seulement possible soit avéré. Ou en se fichant pas mal des conséquences. C’est qu’à la différence d’une finale olympique du 100m, on ne risque pas la disqualification: il y a tellement de compétiteurs sur la ligne de départ qu’on oublie dans l’instant celui ou celle qui a devancé le starter. Qui passe le fil en premier? Quelle importance? Tout ça se finit par un communiqué. Comme celui qui a annoncé le transfert de Philippe Coutinho à Barcelone.
Cette opération n’était pas cousue de fil blanc, mais d’une corde assez solide pour attacher la grand-voile. Personne n’avait vraiment tenté de cacher la chose, c’est vrai. Rien que le prix payé par Liverpool à Southampton pour Virgil van Dijk une semaine plus tôt indiquait suffisamment qu’un ‘gros’ départ était à prévoir, vu la politique plus que prudente du board des Reds sur le marché des transferts.
Coutinho ou l'intéressante démonstration de l'art d'orchestrer un transfert
Et quand on voit que le joueur avait ‘convié’ un journaliste du Daily Mail à le suivre tout au long de la semaine qui avait précédé la signature du contrat…avec sa famille, dans son hôtel, au restaurant, dans le jet privé qui l’emmena à Barcelone. En compagnie d’un photographe du journal, et d’un caméraman dont les images seront sans doute mises en ligne sur les comptes du joueur et de son nouveau club.
Du jamais vu, de quoi faire crever de jalousie les confrères en un âge où l’on peut se faire interdire de zone mixte pour avoir osé demander son nouveau numéro de portable à un joueur qu’on connait depuis dix ans. Il s’agissait en tout cas d’une très intéressante démonstration de l’art d’orchestrer un transfert – et de soigner l’image d’un joueur par la même occasion, car il va de soi que le Philippe Coutinho dépeint dans le tabloïd anglais est un garçon tout ce qu’il y a d’attachant, comme tous ceux qu’on croise au cours de la narration. Et pourquoi pas? Ma seule réserve est que ce genre de publi-information ne sert pas nécessairement grand-monde, si ce n’est son sujet, son auteur et son entreprise.
L'incroyable culbute de Liverpool
Reste le transfert lui-même, dont le montant (160 millions d'euros) ne doit plus étonner personne. Nominé pour le Ballon d’Or 2017, titulaire – ‘dépositaire du jeu’, même, comme on dit aujourd’hui – dans la sélection donnée favorite du Mondial de 2018 par tous les bookmakers, Philippe Coutinho n’a que 25 ans et avait récemment prolongé son bail avec Liverpool jusqu’en 2023. Le marché des transferts a vécu son Big Bang, autant nous y faire de suite. La somme n’a en rien de choquant en elle-même. Ce qui l’est, par contre, mais qui n’est pas mon sujet aujourd’hui, est cette énième preuve que le gouffre entre riches et moins riches est devenu un gouffre entre Crésus et sans-le-sou dans lequel le football avec lequel j’ai grandi s’est perdu corps et biens. Il ne reviendra pas.
Côté Reds, la plus-value réalisée est colossale. Le Brésilien, recommandé par Rafa Benitez à son ancien club, n’avait coûté que 10 millions d'euros aux Reds lorsqu’ils avaient convaincu l’Inter de le laisser partir en janvier 2013. A la défense du club milanais, Coutinho, titularisé trois fois seulement cette saison-là, avait accumulé les blessures, plus que les buts ou les passes décisives. Mais, cinq ans plus tard, son prix aura été multiplié par 15. Si l’opération est sans précédent pour un joueur de ce calibre, ce n’est pas au niveau des millions dépensés par le Barça, mais de l’incroyable culbute réalisée par FSG, le propriétaire US du club de la Mersey.
La perte de Coutinho n'est pas un coup d'arrêt mortel
On dira que, sportivement, la perte sèche est telle que les considérations financières doivent être mises de côté. L’argument, que j’ai entendu de la bouche de supporters des Reds exaspérés de perdre un tel footballeur alors que leur club est en course pour une place dans le Top 4 en PL et en quarts de finale de C1, mérite d’être entendu. Ce n’est qu’un avis – mais cet argument ne tient pas: Coutinho n’est pas un joueur ‘surcoté’, non. Mais il est de ceux dont les qualités esthétiques sont telles qu’on surestime leur contribution aux performances de leurs équipes. Notez que cela ne me gêne en rien: ceux qui ne jugent le football et ceux qui y jouent qu’en additionnant les titres et les chiffres manquent ce qui fait qu’on lui donne tant de place et de valeur dans nos vies.
Demeure que la perte de Philippe Coutinho n’est pas un coup d’arrêt mortel pour les espoirs des Reds, cette saison ou au delà. Oui, il est une solution pour Klopp, mais il n’est pas la solution. Les buts qu’il marque sont immanquablement de ceux dont on se souvient le mieux, ce qui ne signifie pas qu’ils soient nécessairement les plus importants.
L'artiste manquera, mais son départ n'est pas un désastre
Au risque de paraître prosaïque, on peut relever que, lorsque Coutinho n’a pas été disponible cette saison, Liverpool n’en a pas souffert indûment. En son absence – soit sept matchs de championnat, tous sur blessure -, les Reds ont pris seize points sur vingt-et-un, soit une moyenne de 2,29 points par match. Un rythme qui, s’il avait été soutenu lors des vingt-deux premières journées, aurait aujourd’hui donné un total de cinquante points à l’équipe de Klopp. Soit six de plus que ce qu’elle a à son crédit aujourd’hui. L’an dernier, quand il avait été blessé un mois et demi pendant l’hiver, l’effet ne s’en était pas fait sentir non plus sur le plan mathématique: Liverpool avait avancé exactement au même tempo, soit deux points par match.
Mon but n’est certainement pas de dire que Liverpool serait ‘meilleur’ sans son Brésilien, ce qui serait absurde: une merveille de joueur comme Coutinho ne peut être qu’un plus. Et l’artiste manquera non seulement aux Reds, mais aussi à toute la Premier League. Mais son départ n’est pas un désastre, et ne précipitera pas la chute des Reds au classement.
L’argent perçu doit néanmoins leur permettre de rééquilibrer une équipe qui – avec le retour de Lallana, qui sera un élément-clé – continuera d’être crainte sur tous les terrains, qu’ils soient d’Angleterre ou d’Europe. La triplette Salah-Firmino-Mané n’a pas fini de faire des victimes. Virgil van Dijk, auteur d’un début plus que parfait (marquer contre Everton, face au Kop, dans son premier match en rouge, impossible de faire mieux), est une recrue de tout premier choix, ce que savent tous ceux qui le suivent depuis son explosion au Celtic. Reste à pourvoir deux postes où Klopp ne croule pas sous les solutions: ceux de gardien et de milieu défensif. Sachant que, sur le plan comptable, il n’est pas tenu compte des ventes de la même façon que des achats (les achats sont amortis sur la durée du contrat, ce qui explique comment le Barça peut s’offrir le luxe d’ajouter le recrutement de Coutinho à celui de Dembele, sans craindre de se voir punir par l’UEFA), Klopp dispose de ressources plus que conséquentes pour faire des Reds une équipe plus complète, plus dangereuse encore.
Le joueur, irréprochable dans son comportement sur le terrain et en dehors, jouera aux côtés de Luis Suarez et de Lionel Messi comme il en rêvait sincèrement, dans un environnement qui conviendra mieux à sa famille que les bords de la Mersey. Barcelone, de son côté, passe une couche de peinture de plus sur la fresque Neymar et récupère une merveille de joueur à qui le contexte de la Liga devrait aller comme un gant. Où que je regarde, à moins que ce soit du côté de Dembélé, je ne vois pas beaucoup de perdants dans cette histoire.