Des athlètes russes aux JO de Paris 2024? "Un outil de propagande pour la Russie" et "une grave erreur" pour le nageur ukrainien Andriy Govorov

Le nageur ukrainien Andriy Govorov à Rome, août 2022 - AFP
Le CIO a ouvert la porte à la participation des athlètes russes et biélorusses aux Jeux olympiques de Paris sous certaines conditions. Comment réagissez-vous?
Il n'y a pas de neutralité possible quand la guerre est en cours. C'est mon opinion mais aussi celle de beaucoup d'athlètes ukrainiens et du monde entier. Certaines personnes pensent que l'on ne concourt pas pour un passeport, mais pour moi, le passeport et ce qu'il représente... en politique, on appelle ça le soft power. C'est de l'influence pour la Russie. La Russie fait beaucoup d'erreurs, perd beaucoup. Et la Russie pourrait présenter la participation des athlètes russes aux JO comme une victoire sur le plan international. Et puis je ne suis pas certain que les athlètes russes soient contre la guerre. La plupart d'entre eux sont fiers de ce qu'ils font. Ils leur lavent le cerveau avec la propagande et il n'y a pas d'autre façon de penser.
Mais il s’agit là d’une compétition sportive...
N'importe quel grand évènement sportif - particulièrement les JO - doit être synonyme de paix. Et nous n'avons pas de paix pour notre pays. Tous les jours, des missiles tombent sur des infrastructures énergétiques, la guerre fait rage à Bakhmout. Plus de 180 athlètes, dont des athlètes professionnels, sont morts. En ayant ça en tête, ce sang qui coule pour de vrai, ces morts, toute cette violence, même s'ils participent sans drapeau, tout le monde saura qu'ils sont russes. Ils trouveront un moyen de contourner et d'utiliser leur participation pour de la propagande dans leur pays. Ils vont continuer à dire qu'ils gagnent, 'regardez on est là!' Et c'est inacceptable. Ils vont utiliser ça pour faire de la propagande, c'est certain.
Le CIO a donné des conditions pour la participation des athlètes russes... vous ne les jugez pas acceptables?
Elles sont complètement inacceptables. C'est déchirant car le CIO essaie de nous mettre de côté pour son propre intérêt. Je ne sais pas exactement quels sont leurs intérêts. Ils disent que c'est la neutralité du sport, mais le sport n'est jamais complètement loin de la politique, particulièrement avec des pays totalitaires comme ça.
Ne peut-on pas y voir un signe pour le monde, que pendant ces 15 jours de compétition, tous les sportifs de la planète vivent en paix?
Ce ne sera pas la paix, ce sera de la provocation et ce sera dur. Je ne sais pas si l'Ukraine ira à ces compétitions, ce sera décidé bientôt. Je ne peux pas respecter les gens qui vont participer à ces compétitions pour la Russie, parce qu'ils font partie du système. Près de 90% des athlètes russes représentent l'armée ou la police. Ils touchent un salaire pour ça. Et dans la plupart des pays il y a une règle qui dit que les athlètes qui représentent l'armée ou la police ne sont pas autorisés à participer à une compétition contre des adversaires d'un pays agresseur. En Allemagne, c'est comme ça. Je ne sais pas quelles seront les règles et la décision finale. Je pense que ce serait très simple de régler ça: retirez vos troupes d'Ukraine, rendez-nous la paix, payez pour tout ce que vous avez détruit. Notamment dans le domaine du sport, réparez toutes les infrastructures sportives que vous avez détruites. Et à ce moment-là nous pourrons retourner à la compétition dans la paix... Comment pensez-vous que ce soit possible?!
Mais les sportifs russes ne sont pas responsables des actions de leur gouvernement…
Le judo russe supporte totalement la guerre par exemple. On voit aussi l'exemple du tennis et ce qu'il s'est passé avec Djokovic à Melbourne: des drapeaux russes, avec la lettre Z, qui auraient dû être interdits sur un site comme celui-là. Ça montre exactement ce qu'il se passe dans leur tête. Ils sont fiers d'être agressifs et violent. Je suis un Ukrainien russophone, né à Sébastopol. J'ai déjà perdu ma ville d'attache une fois et je me rappelle à quel point les athlètes russes étaient fiers de l'avoir prise. Je me rappelle une Coupe du monde en 2015 en Russie, la situation était différente mais c'était déjà la guerre. J'entendais beaucoup de gens dans mon dos qui disaient "la Crimée est à nous !". Ils sont très fiers de ça, de leurs conquêtes, quand ils montrent leur force. J'ai vécu six ans en Russie, j'y ai étudié six années, mes cours étaient en Russe. Et je me rappelle la propagande qu'ils mettaient dans ma tête d'enfant. Qu'ils sont supérieurs, que tout le monde pense que la Russie est forte. Ils ont selon moi cette éducation d'ultra droite qui leur dit qu'ils sont les meilleurs. Mais pas d'une façon saine de chalenge. Ils pensent qu'ils sont supérieurs. Que leur langue est la plus riche, que leur culture est la meilleure et les autres ne sont pas aussi bien. C'est un problème culturel. Et les autoriser à participer aux compétitions, ce serait un outil pour la propagande. C'est juste impossible.
L'Ukraine boycottera les Jeux si les athlètes russes y participent?
Imaginez que ça se passe de cette manière: l'Ukraine ne vient pas aux Jeux de Paris 2024 et la Russie y est... Comment serait-il possible que les victimes de ces violences n'y aillent pas parce que leur agresseur est là? Rien n’est pas encore décidé. Ça se fera lors de l'assemblée générale du comité olympique ukrainien le 15 février. J'y participerai car je fais partie de la commission des athlètes. On discutera tous ensemble et on prendra une décision car nous sommes une grande famille olympique. Ça ne se passe pas comme en Russie où on décide sans demande l'avis des athlètes. Nous sommes vraiment engagés avec nos leaders, avec le président du comité olympique, avec le ministre des Sports et le gouvernement. On nous demandera ce que nous voulons faire d'abord. Les athlètes vont décider plus que n'importe qui. Il y aura une décision à prendre. Mais pour le moment, oui, c'est une grande possibilité que l'Ukraine boycotte, parce que c'est complètement inacceptable que l'on mette dans les mains des Russes un outil pour leur propagande.
Avez-vous déjà réfléchi à la façon dont vous pourriez réagir si vous deviez côtoyer des athlètes russes au bord des bassins?
Je ne pense pas que ce serait une situation où on serait en sécurité. C'est aussi une question pour le CIO. Comment ils peuvent nous garantir un environnement sécurisé. C'est une situation très difficile et je sais que certains athlètes ont perdu des amis, ont des conflits personnels avec d'autres. Ce n'est pas la guerre à l'intérieur d'un site de compétition. Par exemple il y a eu des problèmes pour nos gymnastes dans une compétition où des Russes qui représentent un autre pays, et leurs supporters ont été très durs et dégoutant à l'encontre des filles ukrainiennes. Je ne vois pas comment ils peuvent être des grands représentant du sport. Ils seront toujours de la provocation, ils auront toujours un comportement inapproprié. Ce n'est pas un monde qui montre la paix. Ils sont comme des barbares."
Vous avez vécu en Russie, vous avez participé à des compétitions avec des Russes qui étaient parfois vos coéquipiers... avez-vous eu des contacts depuis le début de la guerre avec certains?
Je me suis entraîné en Italie de 2013 à 2016 et il y avait beaucoup de nageurs russes avec moi. J'avais de bonnes relations avant que la guerre commence, la première en Crimée. C'est ce que je disais, déjà à ce moment-là: certains de ces athlètes, quand on discutait, étaient sûrs qu'ils allaient conquérir la Crimée et je leur disais 'les gars c'est impossible c'est notre territoire!' La situation en Ukraine était différente donc ce n'étaient pas des discussions compliquées. Mais ils étaient fiers de ça. Et quand la guerre a commencé, il y a eu une seule personne avec qui je peux considérer qu'il y a eu un dialogue. Les autres m'ont juste bloqué. Ils ne voulaient juste pas avoir de discussion... Par exemple Evgeny Rylov, avec qui j’ai passé pas mal de temps dans la même équipe en ISL (International Swimming League)... on était amis. Il y a des photos où on est tous ensemble, 4 Ukrainiens et 5 Russes heureux ensemble dans la même équipe, on parlait la même langue. Rylov était un gars sympa mais maintenant, il cherche du pouvoir bon marché, il est juste - désolé pour l'expression- un 'lèche-cul' du pouvoir. C'est sa façon de vivre et il a montré à quel point c'est un pauvre gars. Le pire médaillé olympique qui puisse exister. Je pense qu’il devrait être banni à vie. Il y a des centaines de personnes en Europe qui m’ont soutenu, donné des opportunités pour vivre, m’entraîner, rester compétitif. Des gens à travers le monde qui m’ont invité, proposé de payer les déplacements en avion, les logements, qui ont proposé d’aider ma famille… Et pas un seul en Russie. Pas une seule proposition alors que je suis russophone, né à Sebastopol une ville pro-russe, j’ai étudié dans des écoles russes… Pas une seule personne n’a essayé d’être sympa.
Quelle est votre situation aujourd’hui?
Quand la guerre a commencé j'étais en Allemagne. J'avais mon billet retour le 24 février pour participer aux championnats d'Ukraine... Mais il a été annulé évidement. Depuis, je n'ai pas pu rentrer en Ukraine. Je n'avais pas de raison de revenir parce qu'il n'y a pas d'endroit pour s'entraîner et j'aurais perdu ma préparation. Ma femme et mon fils vivent désormais en Autriche car c'est sécurisé. Je ne voulais pas que mon fils vive sous les bombes. Je ne les vois qu'une fois tous les deux mois. Mais la maison nous manque terriblement, c'est dur de ne pas pouvoir être à la maison. Mes parents vivent encore dans le pays, mes beaux-parents également, à Dnypro, une ville d'un million d'habitants à 200 km de la zone de guerre. J'ai pu quitter l'Ukraine il y a des années pour m'entraîner, notamment en Italie, mais mon choix c'était de retourner en Ukraine. Maintenant je m'entraîne au Portugal, avec l'aide de la fédération portugaise de natation. Je m'entraîne avec le recordman du monde junior du 50m papillon. Je me suis aussi entraîné en Espagne, où la fédération m'a aussi beaucoup aidé. Maintenant j'ai hâte d'être aux Jeux olympiques et aux championnats du monde si l'Ukraine y participe.
Si vous aviez quelque chose à dire à Thomas Bach, vous lui diriez quoi?
Je lui ai parlé l'été dernier à Budapest, on a eu une discussion d'une vingtaine de minutes. Il n'avait pas de solution mais son idée était que si le CIO interdisait à certains de nager pour des raisons politiques d'autres pays l'utiliseraient et le mouvement Olympique mourrait. Mais selon moi n'importe quelle situation de guerre dans un pays, les athlètes doivent être interdits. Pour la Russie, le sport est un outil. Ils utilisent depuis toujours le sport comme un outil politique. Regardez pendant la guerre froide. Les JO à Moscou ont été utilisés par les politiques. L'histoire de la Russie et du sport, avec les cas de dopage, et le prix qu'ils ont toujours été prêts à payer pour montrer aux autres qu'ils étaient supérieurs. La Russie abuse vraiment de ce soft power qu'est le sport pour atteindre leurs victoires politiques. C'est pour cela que ça doit nous concerner. Ce n'est pas une question de passeport, c'est une question de l'idéologie de la Russie et de sa société.
Avez-vous des raisons d'être optimistes pour qu'une solution soit trouvée?
Je ne suis pas optimiste parce que les gens qui sont aux affaires ne disent généralement jamais en public des choses qui n'ont pas déjà été décidées à 100%. Donc je pense qu'ils ont déjà décidé. On verra la réaction dans le monde et en Ukraine aussi parce que c'est important pour moi. On a besoin du soutien des autres pays, d'avoir au moins une vision similaire. Je sais que notre président s'est entretenu à ce sujet avec Emmanuel Macron. Je ne sais pas quelle sera la décision. Tous les athlètes ukrainiens sont contre, pour beaucoup de raisons. Pour notre sécurité en premier car c'est très important. L'autre raison c'est que la plupart des athlètes russes sont des militaires. Ils représentent une organisation militaire. Je ne suis pas sûr que ce soit d'ailleurs possible de les autoriser dans cette situation à participer aux jeux Olympiques car ils font partie de l'armée qui attaque l'Ukraine. Donc ils supportent officiellement la guerre parce qu'ils font partie de l'armée. Et puis dans l'interprétation de ce qu'a dit le CIO, les athlètes qui ne supportent pas la guerre doivent signer une déclaration, mais aucun d'entre eux ne signera ça car ils ne peuvent pas ! Il n'y a pas de solution facile mais si le CIO les laisse participer, je ne pense pas que ça se passera sans accrocs. Nous ne l'accepterons pas facilement. Ce serait une grave erreur du mouvement olympique selon moi.