J.-L. Manaudou : « Il n’y a qu’une Laure »

Jean-Luc Manaudou - -
Jean-Luc, pensez-vous que Laure restera dans le cœur des Français après la fin de sa carrière ?
Oui, j’en ai la conviction. Probablement que certains auront plus de médailles. Mais il n’y a qu’une Laure. C’est les 52 ans de disette (entre le titre olympique de Jean Boiteux en 1952 et celui de Laure en 2004, ndlr), l’irrationalité de la situation... Et peut-être que sa vie un peu agitée a aussi rendu Laure sympathique. C’est finalement quelqu’un d’assez normal, même si on l’appelait « Winning machine ». Aujourd’hui, elle a une petite fille. C’est une maman normale. Je ne pense pas que Marie-José Pérec soit sortie du cœur des Français. Elle est toujours très présente. Laure, ça va au-delà de sa médaille olympique. C’est Laure, c’est particulier. Peut-être aussi que le fait d’avoir été agressée, d’avoir douté, ça rend les gens malgré tout assez normaux. Même si elle a pu apparaitre comme une star, elle est normale. Et puis, quand on dit « j’en ai marre, je fais autre chose, je change, je fais ce que je veux », c’est un peu ce qui rend les gens sympathiques.
Si c’était à refaire, vous la laisseriez partir à 14 ans et demi avec Philippe Lucas…
Oui. On ne changerait rien. Il n’y avait pas de plan. Laure voulait être nageuse professionnelle. Avec ma femme, lors des Jeux d’Atlanta en 1996, elle regardait la natation à la télé. Elle ne décrochait pas. Se réaliser, ce n’est peut-être pas avoir un cursus scolaire et universitaire classique pour avoir un bon métier plus tard. Laure, on le sentait. Ça faisait un moment qu’elle était sur les podiums, avec Roxana (Maracineanu). Elle était à la deuxième place, avec la championne du monde et vice-championne olympique à ses côtés. Si on l’avait empêchée de faire ça, je ne suis pas sûr qu’on aurait été de bons parents.
A l’époque, nageuse professionnelle, ça n’existait pas…
On lui a dit que c’était compliqué et qu’en tout cas, il ne fallait pas être 10e mais 1ère. Il n’y avait pas de pression particulière. On n’était pas dans l’instantané. Je n’ai pas laissé Laure à Philippe (Lucas) sur un claquement de doigts. On a discuté en revenant de Malte, des championnats d’Europe juniors (2001). On est passé à Melun. J’ai senti que le discours de Philippe était sincère. Ce n’était pas pour récupérer une gamine prometteuse de manière à renforcer son équipe interclubs, comme on l’a souvent dit. Il m’a dit qu’elle avait un grand avenir. Le personnage m’a plu tout de suite. C’est quelqu’un qui n’est pas conventionnel. Il fonctionne au feeling, de façon instinctive. Un peu comme Laure, comme nous.
Quel est votre meilleur souvenir de sa carrière ?
Son retour au mois de mars dernier et sa motivation. Après, il y a eu aussi les épisodes sportifs à Athènes (JO 2004), Montréal (Mondiaux 2005), Budapest (Europe 2006), Melbourne (Mondiaux 2007)… Mais également les moments de vie. La reconnaissance de la nation, à l’Elysée, avec la légion d’honneur, c’est incroyable. C’est un moment très fort.
Quels ont été les pires moments de la carrière de Laure ?
Je ne veux pas les évoquer. C’était en décembre 2007. Tout le monde les connait (diffusion sur internet de photos intimes de Laure). Je n’ai pas tellement envie de revenir dessus et sur la méchanceté de l’espèce humaine, parfois. Il y avait de la jalousie. La natation est un sport individuel. Ceux qui gagnent ne sont jamais très, très appréciés. Quand on gagne trop, on devient l’ennemi de tout le monde. Camille (Muffat) est là pour un moment. Yannick (Agnel), peut-être encore plus. Au bout d’un moment, ça va fatiguer les autres. Laure n’était pas la plus appréciée dans le milieu de la natation. Ce qu’il s’est passé, c’est la pire des choses. Je ne sais pas ce que ça mérite. Heureusement qu’elle était chez nous à ce moment-là, parce que ça aurait été compliqué à gérer pour une jeune femme. Je suis surpris que des gens puissent faire des trucs pareils… Ça mériterait cher.
Vous n’avez pas eu envie de tout casser ?
On ne peut pas tout casser. Si j’avais eu le mec qui a fait ça en face de moi, peut-être que ça ne se serait pas bien passé… Mais on se raisonne. J’avais envie de lui casser la tête mais la loi ne l’autorise pas (rires). Plus sérieusement, c’est vraiment dégueulasse.
Quel a été votre rôle à ce moment-là ?
Ça a été de dire à ma fille : « Laure, tu n’as rien fait de mal, tu n’as tué ni blessé personne, tu n’as volé personne, tu continues à faire des courses dans Ambérieu, tu marches la tête haute, tu ne baisses pas les yeux, tu n’as rien à reprocher toi, tu es la victime. Donc vis normalement. Et si tu as des soucis, viens me voir. » Il y avait Nicolas et Florent à côté. La famille était de nouveau ensemble. L’aîné, ce truc-là, ça ne lui a pas fait plaisir. Il a moins de recul que moi. Ça aurait pu être plus violent, plus sportif, pour le mec d’en face. (rires)
Aujourd’hui, on dirait qu’elle gagne pour vous. Aux derniers championnats de France, par exemple…
Elle grandit. Quand on part de la maison à 15 ans, qu’on vit un tel rythme d’entraînement… Nous, ses parents, on n’a jamais interféré. On n’a jamais posé de questions, considérant que ça se passait bien. Laure ne manifestait pas l’envie de revenir, de partir de chez Philippe. Elle voulait plaire à ses parents, à son entraîneur et à ses petits copains. Mais c’était surtout pour elle. A 18 ans, les enfants ont rarement de la reconnaissance pour leurs parents. Ils ne se prosternent pas tous les jours pour dire « merci papa de m’encourager ». Ils sont plutôt ingrats. C’est normal. Avec l’âge, ils reviennent vers leurs parents. On se retrouve aussi entre frères et sœurs. C’est le cycle de la vie. Elle a 26 ans, un compagnon, une fille. Elle se dit que la famille, c’est quand même important. Moi, je lui dis souvent : « tu ne feras pas ta vie avec tes amis, tu la feras avec ta famille ». A certains moments, les adolescents sont plus proches de leurs amis que de leur famille. Ce n’est pas que chez les Manaudou, c’est partout. Aujourd’hui, elle trouve des valeurs dans la famille parce qu’elle en a fondé une.
Vous la voyez comment à 40-45 ans ?
Comme une mère de famille, je pense. Peut-être avec plusieurs enfants. En termes de vie professionnelle, je n’en ai aucune idée. J’espère qu’elle aura une vie agréable. Elle n’est pas toute seule. Sera-t-elle dans le milieu de la natation ? Peut-être… Et puis, de quoi sera faite la vie dans 20 ans ? Le monde de l’entreprise évolue très vite. J’espère qu’elle se fera moins de soucis avec ses enfants que je m’en fais pour elle. (rires)