AfterFoot: Guardiola ou l’art de la déception

Pep Guardiola - ICON Sport
Il est celui par lequel le football a irrémédiablement changé et ça ne lui sera sans doute jamais pardonné. Samedi soir, quatorze ans après Barcelone, Pep Guardiola soulevait sa troisième Ligue des Champions et remportait (performance inédite) son deuxième triplé. Pourtant au moment d’embrasser la coupe, installé à droite de l’estrade, il avait toujours l’air d’un intrus dans la photo officielle. Les mains sur les hanches, à quelques mètres du podium, il osait à peine se mêler à ses joueurs. L’inoxydable We Are The Champions débutant ensuite, il eut le visage heureux, presque soulagé. Comme le jeune bachelier devant ses parents rassurés, il pressentit (à tort) qu’enfin on allait lui foutre la paix. D’ailleurs, lors des flash-interview d’après-célébration et de pré-vacances, il répéta la même phrase, comme une excuse qui viendrait toujours trop tard "ce titre européen vient donner du crédit aux 5 Premier Leagues remportées, au 4 Carabao Cup, aux 2 FA Cup, aux 2 Community Shields." C’est que la question était devenue trop systématique pour ne pas être suspecte: cette Ligue des champions avec City était-elle le titre qui lui manquait pour la consécration définitive? Au vrai, Pep le savait, poser la question, c’était déjà en douter.

>> Découvrez et abonnez-vous à la revue After Foot par ici
Car d’où vient cette étrange idée qu’il faille absolument que Guardiola présente des lettres de créances pour que son travail soit enfin reconnu à sa juste hauteur? La question de la légitimité des succès s’est rarement posée pour Ferguson ou Lucescu (ses devanciers au concours des podiums d’Europe). Certes, elle s’était déjà posée pour Ancelotti en 2022, mais pour mieux saluer la carrière énorme d’un entraîneur qui gagnait enfin (et définitivement) la reconnaissance des sachants. Avec Pep, c’est différent. Avec Pep, tout est toujours différent. Chaque titre glané (34 depuis 2009) charrie avec lui de nouvelles interrogations. Dans le désordre depuis son arrivé à City: va-t-il être capable de gagner la Premier League ? Va-t-il être capable de la gagner à nouveau ? Comment faire sans Messi ? Mahrez va-t-il s’adapter ? Grealish a-t-il fait le bon choix en venant ici ? Haaland est-il le nouveau Ibra ? Pep est-il capable de rééditer le triplé de Barcelone ? Et pourquoi pas le quadruplé ? Et le sextuplé en décembre ? Et ces 115 infractions à la réglementation de la Premier League, qui en parle ? Bref, plus il gagne, plus on pinaille. Et c’est vrai qu’à la longue, Guardiola finit toujours par décevoir.
Romantiques contre réalistes
Pour comprendre le doute qui l’accompagne où qu’il aille, il faut revenir au geste initial que représente son irruption dans le jeu de football. Il a beau être la référence absolue de son sport, pourquoi lui en demande-t-on toujours plus ? Parce que quand Pep gagne, il déçoit deux fois. D’abord, bien sûr, les "romantiques". Ceux qui ne gagnent jamais. Ou alors rarement. Ou alors c’est pas exprès. Aussi, forcément, quand ils se penchent sur le palmarès de Pep, ils peinent à dissimuler l'envie sous le dédain apparent. Un peu comme cet ami d’enfance, maoïste enthousiaste, qui était finalement devenu banquier magnanime, ils regardent Pep comme une anomalie dans leur manière de voir le monde (et le football). En face, les "réalistes". Ceux-là ne croient qu’aux résultats. Tous les chemins sont bons pour y parvenir. Ils respectent le palmarès mais méprisent l’esthétisme barbant de l’idéologue catalan. Ils se félicitent même de le voir évoluer désormais (comme Deschamps) avec 4 centraux en défense tout en regrettant à demi-mot qu’il y ait toujours un peu trop de passes dans ce football et "trop de notes" dans Mozart.
Tel est le paradoxe de l’entraîneur le plus étudié, critiqué, admiré, copié du monde: son football n’en finit pas d’émerveiller en même temps que de décevoir. Cette idée bizarre est le miroir inversé du geste primitif qui lui a donné naissance : l’art d’innover. Car on ne comprend rien au football de Pep si on ne prend pas en compte cette chose étrange : le meilleur moyen de rester toujours le même, c’est de vouloir changer. La meilleure façon de s’affirmer, c’est de se contredire sans cesse. Là où les Sacchi, Mourinho, Cruyff, Bielsa, Van Gaal sont les génies d’une seule idée jusqu’à la caricature (pas le temps ici de vous développer lesquelles mais on en reparlera un de ces jours), Pep, lui, est le génie de la contestation de toutes les autres. Destructeur de ses propres préjugés ("un latéral joue sur le côté", "un central ne joue pas milieu", "le jeu de position n’a pas besoin de numéro 9", "on ne joue pas dans la densité") il crée à partir de ses renoncements successifs. Qu’est devenu le rôle de latéral depuis Pep? Où sont passés les milieux-marathoniens érigés jusqu’ici en modèles? Le faux 9 est-il l’archétype du faux problème? En économie, cette démarche de création mêlée à celle de la destruction permanente qu’elle entraîne nécessairement s’appelle la destruction créatrice. Combien d’iPhone 14 faut-il inventer pour rendre obsolète l’iPhone 13? Combien de Kyle Walker faut-il sacrifier pour faire émerger un seul John Stones? Créer c’est détruire. Telle est la douloureuse rançon de l’innovateur.
Crépuscule des idoles
Une intuition vitale est donc à la source de tout son travail. Elle prend la forme de deux idées simples, tellement simples, qu’il a passé sa vie à tourner tout autour, à les mettre à l’épreuve, à les contester sans cesse en même temps qu’il les raffermissait. Premièrement, envisager le jeu à partir de la possession du ballon (et de non sa récupération comme 99% des entraîneurs). C'est-à-dire que le commencement théorique du jeu, c’est le moment où le ballon est dans mes pieds, pas quand je l’ai dérobé à mon adversaire. A l’idéal, à l’engagement. Idée simple mais vertigineuse et terriblement offensive. Deuxièmement, c’est le temps d’avance qui va déterminer la logique du jeu. C'est-à-dire que le contre-pied est privilégié au duel (contrairement à 99% des enseignements des coachs traditionnels) et la supériorité numérique au milieu plutôt que le jeu dans les espaces (comme la totalité des sélections nationales par exemple). Conséquence: les enseignements des doctes professeurs de football sont démentis d’un seul coup. Tel est le crime impardonnable de l’idéologue catalan: avoir fait chuter les sachants de leur piédestal.
En somme, l’héritage de Pep Guardiola est d’avoir posé cette question profonde en forme d’énigme toujours réinventée: que fait-on quand on fait du football? Ce n’est peut-être pas un hasard si des pointures comme Thierry Henry, Kevin De Bruyne ou Fernandinho racontent comment il a bouleversé leur manière de voir le football. Car avant d’être un sport (un rapport de force), on l’oublie parfois, le football est un jeu (un rapport de sens). Anticiper, réagir, contredire, proposer et en fin de compte s’exprimer. Quand samedi soir, il s’assit devant la presse et qu’on lui demanda s’il était prêt à recommencer la saison prochaine, Pep s’effondra sur la table « Give me a break…». Le découragement passé, la clé de sa pensée est venue quelques secondes plus tard, en espagnol "Le système en 5-3-2 (de l’Inter Milan, ndlr) est très compliqué à jouer. L’année prochaine nous chercherons une manière de mieux attaquer". Il y a toujours de nouvelles personnes à décevoir.