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L'édito de l'After: "Des hérissons en tribune"

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D’un côté on ne supporte plus nos semblables, de l’autre, les tribunes ne cessent de se remplir. Le supporter contemporain c’est une nouvelle version de la fable du hérisson. L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After.

Qu’est-ce qu’il se passe? Des hommes en pourchassent d’autres dans les rues d’Amsterdam, des JO “inoubliables” sont organisés derrière des grillages, des messages de “fraternité et de solidarité” sont dissimulés derrière un cordon de 4.000 policiers, des likes ont remplacé les tapes dans le dos, des notifications ont pris la place de nos souvenirs, les supporters ont déserté les tribunes visiteurs, les joueurs ne jurent plus que par leur communauté Instagram, le moindre chambrage est une affaire d’Etat. On s’est longtemps moqué du rugby et de ses mœurs de protestants en vacances, un Bayonne-Toulouse attire aujourd’hui plus de téléspectateurs qu’un OM-PSG. C’est qu’à force de râler, on est devenu susceptible. Enfermés dans nos techno-cocons, on regarde le paysage défiler trop vite. On n’a plus le temps de rien. Le football c’est l’avant-garde de la grande dépression.

Autrui est devenu un problème. La susceptibilité n’a jamais été aussi grande. On convoque un ministre, la honte et l’indignation à la moindre blague de mauvais goût. Un match de football entre la France et l'Israël ne peut plus se jouer sans que des gouvernements souverains (qui ont autre chose à faire, en tout cas on leur souhaite) publient des appels au calme, à la fraternité ou à rester chez soi. L’éditorialiste lui-même a passé le week-end sous le parapluie anti-merde après une remarque désobligeante sur un tifo raté (dont le club lui-même s’est désolidarisé). Plus rien ne trouve grâce aux yeux de personne. Tout est grave. Tout doit être planifié, décidé, organisé. Même pour aller à la piscine, il faut remplir un questionnaire intrusif. Message personnel : Oui, une bonne fois pour toutes, on a lu et accepté les conditions d’utilisation.

Fromage ou dessert ?

Au fond, comme l’Âne de Buridan hésitant entre le foin et l’eau jusqu’à la mort, tout se passe comme si l’individu était seul face à un océan de décisions minuscules, d’arbitrages infernaux (quelle série ce soir ? Netflix ou Amazon ? Disney + ou pas ?), de compétitions concurrentes (c’est quoi la ligue des Nations au juste ?). C’est inévitable, on ne sait plus ce que vouloir veut dire. La pandémie nous avait fait croire qu’on arriverait à travailler sans bureau, à boire des apéros sans bistrots, à regarder des matchs sans public, à aimer sans amour, à vivre seul et à plusieurs. Pourtant au milieu de ce désert affectif, une statistique éclatante : l’assistance dans les stades progresse : + 15% en France, + 4% en Espagne; (-3% en Allemagne, -0,6% en Premier League). Quelqu’un y comprend-il vraiment quelque chose ? A défaut d’expliquer, commençons par décrire.

Plus personne ne s’abonne à DAZN, les bars ne paient pas les abonnements, les audiences sont partout en berne, mais les tribunes se remplissent. Ou, à minima, ne se vident pas. C’est curieux. Plus autrui devient un problème, plus on a envie d’être emporté par une foule bienveillante (combien de like pour cet article ?). C’est ce qui distingue le match sur une plateforme de la rencontre véritable. Comme avec Piaf dans la chanson, on n’y forme plus “qu’un seul corps”. Quand, toute la journée, l’individu est renvoyé à sa condition misérable d’utilisateur de plateforme, qui n’existe que pas des choix artificiels, des dilemmes inutiles, des hashtags débiles, des préférences abstraites et toutes les traces involontaires qu’il doit laisser derrière lui pour pouvoir avancer, l’assemblée des tribunes semble ménager un retour au troupeau primitif.

Insociable sociabilité

Qu’y a-t-il de si attrayant à redevenir un mouton ? Dans la chaleur du groupe, on cesse d’éprouver un instant la fatigue d’être soi. La sourde mélancolie qui gagne du terrain à chaque fois qu’on nous demande de choisir entre fromage et dessert (ou café gourmand ?) s’apaise pendant deux heures. Quel soulagement d’appartenir de nouveau à quelque chose de plus grand que soi. Quand l’époque est à la transparence et à l’individu, le football en tribune offre exactement l’inverse : la dissimulation de la foule et le bonheur de n’avoir plus à décider. Jusqu’au moment où la foule finit par nous séparer. Invariablement. Voilà ce que Schopenhauer appelait le “dilemme du hérisson”. Comme ces animaux se rapprochent pour lutter contre le froid, ils sont obligés de se tenir à distance pour éviter les maudites épines qui les éloignent et les protègent “Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d'être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau.”

Thibaud Leplat