RMC Sport

L'édito de l'After: Élégance, valeur refuge

placeholder video
Data, records et kilomètres parcourus: le football a changé. Notre manière de le voir également. Mais où sont passés les joueurs élégants? L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After.

La mort de Franz Beckenbauer a ravivé une inquiétude. Cette semaine, dans les chroniques d’Europe, à l’heure d’évoquer la postérité du Kaiser, un mot s’est invité. Partout on célébrait l’homme qui, dans les années soixante-dix, avait réveillé le football allemand de sa léthargie esthétique. Quand il était question d’évoquer le charisme du double champion du monde, sa carrière grandiose, ses déplacements sur le terrain, ses passes de l’extérieur du droit, son port aristocratique, la postérité unanime invoquait une qualité rare par les temps qui courent: l’élégance. Sorte de Duchesse de Germantes des terrains du XXe siècle, Beckenbauer était l’un des représentants du dernier raffinement dont notre sport était capable.

>> Abonnez-vous à la revue de l'After par ici

Valdano, dans son édito de la semaine, insiste: "le pragmatisme ne comprendra jamais pourquoi ces types sont inoubliables. L’élégance n’est pas une valeur quantifiable. Je vais vous le dire : pour beaucoup de ceux qui, comme nous, aiment ce jeu, la beauté est très souvent plus durable que le résultat." Le maître pointe ici une idée centrale. Malgré les procès en superficialité, l’élégance en matière de football est son essence durable. Au diable les calculs de rentabilité, ce qu’on retient de Cruyff, Platini, Zidane et une poignée d’autres, ce n’est pas une stat’ inerte et provisoire mais une allure définitive au moment d’entrer sur un terrain. L’élégance, voilà ce qu’on admire et imite quand on a 10 ans.

A fond la forme

Plus jeune, j’avais comme idole Bernard Lama. Gardien de but moi-même, j’étais physiologiquement très éloigné de la stature et de la grâce naturelle du chat parisien. C’est le moins qu’on puisse dire. Pourtant, je lui dédiais chaque soir des heures entières de contemplation. Au-dessus de mon lit trônait le poster Onze Mondial d’une horizontale de Lama en Comodore mauve. J’avais examiné très précisément la position de sa jambe droite pour la copier le plus fidèlement possible le lendemain à l’entraînement. Il fallait plonger sur le côté sans écarter les jambes à l’excès et plier la cuisse à 45 degrés si possible. Je ne copiais pas une technique, je copiais une allure. Ce que j’admirais — et que l’on peine à voir dans les gardiens actuels, au passage — ce n’était pas le plongeon en lui-même mais le fait de lui donner une valeur esthétique. Il ne s’agissait pas de de faire comme Bernard mais d’être Bernard. Du dégagement en demi-volée (qui pour moi finissait en touche deux fois sur trois) jusqu’à la légère scoliose dans les vertèbres supérieures (je marchais bossu dans ma surface) en passant par les gants trop petits (pour le toucher du cuir), le pantalon noir moulant (façon Michael Jackson) et les chaussettes baissées (pour le style), j’avais tout pris. Fier de ma dégaine, j’entrais sur les terrains boueux de Picardie comme on foule le sable blanc de l’Anse de Montabo à Cayenne.

Qu’est-ce que l’élégance? Il faut revenir à l’étymologie latine. Elegans: qui sait choisir. Être élégant ne consiste pas seulement à planter des buts, poster des stories Insta ou travailler des célébrations ridicules. Faire preuve d’élégance consiste, en premier lieu, à choisir une attitude plutôt qu’une autre, un geste plutôt qu’un autre. Cultivant une éthique de la pudeur et de la retenue, le joueur élégant se détourne de la vulgaire efficacité. Non pas qu’il y renonce, mais elle n’est plus la fin en soi. La valeur d’un geste élégant n’est jamais soluble dans un pourcentage. C’est une attention à la forme et le symptôme d’un besoin d’élévation propre à tous les grands joueurs (et au Kaiser en particulier). L’élégance est une éthique pas un résultat. Aujourd’hui, à l’époque des statistiques triomphantes et du redoutable Big Data, la performance n’est désormais plus remarquable (et remarquée) que lorsqu’elle prend la forme de kilomètres parcourus, de courses à haute intensité, de taux de passes réussies ou du nombre de followers. Le superflu est devenu essentiel. L’essentiel est devenu superflu.

Outfit de chez Leader Price

À l’évidence, l’époque a déformé notre goût du jeu. La mutation a eu lieu entre 2006 et 2017. Durant cette décennie deux phénomènes coïncident et s’alimentent: : d’un côté l’empire des outils statistiques, de l’autre la dictature du duo CR7-Messi. Parce qu’il fallait bien trouver des débouchés nouveaux à une multitude d’inventions (et du travail aux traders mis au chômage par la crise des subprimes) on s’est tout naturellement mis à admirer des colonnes, des courbes et des pourcentages. Après chaque match, un curieux réflexe (c’est l’invention des smartphones aussi) on a pris l’habitude d’examiner le nombre de passes décisives, de buts marqués ou de dribbles réussis. On épiait désormais des événements insignifiants: lequel des deux robots finirait Ballon d’Or cette saison? Combien de Ligues des champions de chaque côté? On avait beau, à nos heures perdues, chérir l’excuse d’admirer le revers de Federer (son coup faible, précisons-le), au fond, c’est son palmarès que nous aimions à travers lui. Voilà comment la vieille et durable attention à la forme s’est lentement éteinte au profit du culte éphémère de la rentabilité. Dernière obsession en date: Mbappé ou Haaland? Lequel des deux passera la barre des 50 buts cette saison? Les chiffres mentent, les hommes aussi.

Car l’élégance, valeur en berne, n’est pas qu’une affaire de style sinon Jules Koundé serait Ballon d’Or depuis longtemps. Zidane, par exemple, (égérie Leader Price en 1998) a marqué une génération de rêveurs non par la qualité de son outfit — comme on dit aujourd’hui sur Instagram — mais par le mal qu’il se donnait à ressembler à Francescoli sur un terrain. Cette tendance — inquantifiable mais omniprésente — était évidente pour celui qui a eu un jour la chance de voir le maître contrôler le ballon à l’échauffement. Comme Redondo, Xabi Alonso ou aujourd’hui Jude Bellingham (s’il continue comme ça), sa postérité dans l’histoire du jeu tient à sa manière de faire briller les autres. Balzac, contemplant les Duchesses déambuler sur les boulevards, dit à peu près la même chose "Quel plaisir ineffable pour l’observateur, pour le connaisseur, de rencontrer par les rues de Paris, sur les boulevards, ces femmes de génie qui, après avoir signé leur nom, leur rang, leur fortune, dans le sentiment de leur toilette, ne paraissent rien aux yeux du vulgaire, et sont tout un poème pour les artistes, pour les gens du monde occupés à flâner." L’auteur de la Comédie humaine sait de quoi il parle. Parce qu’elle est une affaire de connaisseurs et une manière toute personnelle de se choisir des modèles à imiter, l’élégance est une école de l’admiration.

Thibaud Leplat