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L'édito de l'After: Entraîneurs, l’art de décevoir

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Au centre du cirque du football contemporain, le coach est le personnage principal. Seul contre tous, il n’a pas fini de payer le prix d’un tel privilège. Comme "philosophe" avant lui, "entraîneur" est en passe de devenir une insulte. L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After.

On ne peut jamais compter sur eux. Personnages centraux du football contemporain, ils sont les plus exposés, les plus écoutés mais aussi les plus jugés, critiqués, admirés, enviés. Comme sur Trip Advisor ils sont désormais notés après chacun des matchs de leur équipe, charge étant confiée au terrible juge d’évaluer la qualité de son travail au regard de la prestation des joueurs titulaires. Anciennement personnages secondaires devenus en quelques années personnages principaux, les coachs ont fait leur entrée dans le grand panoptique du football. Pierre Sage partageait ainsi une évidence dans une interview accordée à L’Equipe ce week-end: "Le meilleur onze, ce n'est pas mettre les onze meilleures individualités, c'est mettre la meilleure équipe. C'est pour ça que quand des gens extérieurs font leur onze type, je trouve que c'est une ineptie, car ils n'ont pas les informations qu'on a." Pourquoi l’entraîneur décide-t-il? Parce qu’il sait ce que tous les autres ignorent. Simple. Basique.

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D’où vient alors la rage que suscite le moindre de ses mystères? D’où vient la colère, la morgue, les sarcasmes que ne manque pas de susciter un résultat décevant? Un célèbre agent, rigolard, m’attrapait le bras l’autre jour "et alors comment il va le philosophe du Morbihan?" Eclat de rire général. D’autres internautes anonymes ne manquent jamais de me faire savoir tout le mal qu’ils pensent de Régis Le Bris et bientôt, me préviennent-ils, de Pierre Sage. Le manège peut reprendre et toujours cette question: "C’est bien de donner de bonnes interviews, mais…" Inévitablement la vielle controverse entre pensée et action reprend — toujours au détriment de la première, soit dit en passant. Et alors, par un étrange retournement, "philosophe" (toujours employé entre guillemets) se change en insulte déclenchant l’hilarité générale. Un jour "entraîneur" aussi en deviendra une. Préparez-vous.

Toute ressemblance...

Pour tâcher de se figurer la solitude de celui qui pense contre la foule, Platon a écrit le texte le plus important de toute l’histoire de la philosophie. Si vous êtes passé par une classe de Terminale, vous vous souvenez au moins de son nom : "l’allégorie de la caverne". Au livre VII de la République, au moment où Socrate tâche de décrire la condition de celui qui cherche la vérité au milieu de la cité, il raconte cette fable. Des hommes sont enchaînés les uns aux autres dans le fond d’une caverne et y contemplent un théâtre d’ombres sur la paroi d’un mur (Platon invente au passage le cinéma).

L’un d’eux se retourne, remonte la pente escarpée jusqu’à l’extérieur et finit par contempler le soleil de la vérité. Une fois baigné de cette lumière nouvelle et pour y libérer ses camarades prisonniers, l’homme redescend au fond de la grotte. Qu’imaginez-vous qu’il se passe alors? Encore ébloui par la lumière du dehors et plutôt que d’écouter ce que leur ami avait à leur dire sur le monde réel qui les attendait au-dehors, ce sont les rires qui l’accueillent, dit Platon. Et juste après les rires, la colère et, enfin, la mort. Toute ressemblance avec des personnages réels, n’est absolument pas fortuite.

Avec ou sans majuscule

Il serait trop long ici d’explorer toute la profondeur de cette histoire. Mais gardons une seule idée en tête. Elle a la forme d’un paradoxe commun au métier de coach et à celui de philosophe: parce que ces deux matières ont quelque chose d’universel (universalité du jeu pour le football, universalité des thèmes pour la philosophie) chacun se sent fonder à avoir une opinion légitime. Et, forcément, comme il y a autant d’opinions que de personnes (dans le meilleur des cas), le débat prend rapidement la forme d’un champ de bataille pour troglodytes. Ensuite, pour se sentir moins seul, c’est humain, le réflexe est d’aller quémander l’assentiment des autres. Voilà pourquoi dans la caverne, la vérité se construit en meute et le savoir à l’applaudimètre. Or ce que disent Sage et Platon, c’est une vérité déplaisante: nous voyons des choses que vous ne voyez pas. Notre connaissance n’est donc pas de la même nature que la vôtre. Nous savons le prix de ce privilège: à chaque résultat contraire, vous nous massacrerez.

Tel est le paradoxe de ce métier aussi fascinant qu’épuisant: le coach en sait plus que quiconque sur l’état de forme de ses joueurs, sur la qualité des interactions entre chacun, sur l’art de gouverner un vestiaire ou de gagner un match. Tandis que nous nous contentons de quelques ombres sur un mur, la connaissance quotidienne du sage (avec et sans majuscule) est d’une autre nature que la nôtre. Et pourtant, il a beau en savoir beaucoup plus que nous, il a beau avoir travaillé beaucoup plus, on attend toujours de lui avant chaque match, après chaque match qu’il se justifie pour mieux le contredire (si ça perd) ou l’encenser (si ça gagne). Face à la dictature du résultat, qui impose sa loi comme le ferait un Caudillo flattant la foule qu’il tient prisonnière, l’entraîneur est un homme seul. Il sait bien, qu’au fond de la caverne, la lumière de la vérité ne pèse pas grand chose. Il a le même problème que le philosophe. Plus on l’écoute, plus il déçoit.

Par Thibaud Leplat