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L'édito de l'After: Florentino, maître des illusions

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Florentino Perez entame un nouveau mandat de quatre ans à la tête du plus grand club de football du monde. Son héritage est immense mais pas forcément là où l’on croit. Et si Perez était l’inventeur du soft power moderne ?

Quelques heures après la victoire 4-1 du Real face à la défense en plastique de Las Palmas, Florentino Perez, 77 ans, président du Real Madrid, a vu son mandat à la tête du club prolongé de quatre années supplémentaires “faute de candidat” précise le communiqué publié dimanche soir. Chose singulière, en dépit des statuts prévoyant une élection démocratique par les socios tous les quatre ans, son membre le plus illustre n’a jamais eu à passer par les urnes. Disons, au moins depuis son retour aux affaires en 2009. En 2013, 2017 et 2021, il a suffit qu’il souhaite à nouveau se présenter (comme en 2009) pour décourager toute concurrence. Personne n’ose même placer son nom en face du sien.

De fait, ce lundi de janvier 2025, la nouvelle n’a occupé que quelques bas de pages de la presse espagnole. L’homme le plus puissant du pays, PDG et fondateur d’ACS, la plus grosse entreprise de construction mondiale, en lien avec à peu près tout le monde des affaires (des centaines de filiales, 180.000 employés dans le monde) n’a fait l’objet d’aucun portrait élogieux, aucune suite documentaire à sa gloire. L’acclamation est intérieure. C’est dans le secret que s’exerce le véritable pouvoir.

Vuelve la ilusión

Florentino Perez est le dirigeant du football européen le plus connu du monde. Célébré par tout un stade à Jeddah quand son visage est apparu à l’écran à l’occasion de la finale de supercoupe d’Espagne, il est à lui seul le symbole de la mue opéré par cette industrie dans les années 2000. Réactualisant les principes de son maître Santiago Bernabeu, il a fait d’une institution vieillissante une machine à vendre des maillots et des crèmes pour le corps (ou des voitures, ou des imprimantes etc). Comme pour les grands peintres, on parle de “périodes” pour évoquer les grands moments de la carrière de “Florentino” à Madrid.

Sa première période (2000-2006) a été inaugurée par le transfert de Figo. Dépassé par une crise de résultats et par sa stratégie de recrutement de galactiques, il démissionne mais regrette instantanément son geste. Trois ans plus tard, il revient avec Ronaldo (pré-signé par son prédécesseur Ramón Calderon), Benzema et Kaka dans ses valises. Sur le pupitre de son discours de candidature un seul slogan en guise de programme trumpien: “Vuelve la ilusión” (le retour du rêve). Maître de l’imaginaire d’un club qui revendique 500 millions de supporters dans le monde (pour 100.000 socios), Perez n’incarne pas que la révolution du marketing des années 2000. Son autre héritage est aujourd’hui visible dans toutes les tribunes présidentielles du monde.

Pour se mettre sur la piste, cette déclaration en guise de philosophie “être président du Real Madrid ne confère pas de pouvoir. Dans la tribune du Bernabéu, nous transmettons des valeurs et nous ne faisons jamais de business. C'est un lieu de rencontre pluraliste, ouvert à toutes les idéologies et conditions. Le 1er mai, les dirigeants syndicaux et le ministre du Travail s'y sont retrouvés." Il a raison. Dans la corbeille d’un stade comme Santiago-Bernabeu, le pouvoir ne s’exerce pas comme ailleurs. Il prend une autre forme. Ici personne n’est plus le chef de personne. Redevenus des enfants, les hommes politiques se rencontrent, se côtoient, mais n’exercent pas leur prérogatives d’adultes. Un stade n’est ni un quartier général, ni un conseil des ministres. C’est une cour d’école.

Les représentants de l’ordre public (policiers et gendarmes) en gardent le seuil, mais se tiennent scrupuleusement en dehors de l’enceinte sacrée. Dans un stade, le politique est désarmé. Au point même de mettre en scène de curieuses réconciliations. Exemple: Mohamed Ben Salman, prince héritier d’Arabie Saoudite et son ennemi intime l’Emir du Qatar, Tamin Al Thani le jour de l’ouverture de la Coupe du monde au Qatar en 2018 sous le slogan “le football unit le monde”. Telle est la puissance du football : fabriquer des images séduisantes.

Pascal, Blaise

C’est peut-être l’héritage le plus durable de Perez: avoir fait du football une immense machine à fabriquer de l’illusion. Mais une illusion d’un genre nouveau. Une illusion dont chacun serait la victime consentante en échange de quelques minutes d’enfance recouvrée. Car on ne consent pas au football parce qu’on est convaincu que le chef dit vrai. On consent au football parce qu’on vibre et applaudit à ce qu’on voit. Maître de nos désirs, des nos corps et de nos émotions, le football — en temps de paix — est un chef bien plus redoutable que le général le plus exigeant. Perez n’a pas inventé le despotisme, certes. Il a en revanche démontré avant tout le monde, grâce à son concept d’ilusión convoqué au moindre micro tendu, la supériorité écrasante de l’image sur n’importe quelle réalité.

D’où vient que l’imagination soit plus efficace que la raison pour persuader les foules ? C’est Pascal (le philosophe, pas le grand frère) qui donne la formule secrète de tout président de club qui se respecte. “L’imagination ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’un les couvrant de gloire, l’autre de honte”. Voilà ce que proposent les despotes du monde entier quand on les voit se précipiter sur les selfies de Gianni Infantino. La raison rend libre, mais le football rend heureux, que préférez-vous ?

Thibaud Leplat