"On ne pense plus qu'à ça": le lymphœdème vulvaire, le grand tabou du cyclisme féminin de haut niveau

Les coureuses du Tour de France féminin, le 1er août 2025 - JULIEN DE ROSA / AFP
"C'est un sujet dont je ne connaissais pas l'existence quand j'ai démarré ma carrière professionnelle". Flavie Boulais se souvient encore du jour où elle a entendu parler pour la première fois du lymphœdème vulvaire. C'est lors d'un stage en Espagne que la jeune Vendéenne de 22 ans, qui se plaint alors de douleurs et d'inconfort au niveau de l'entrejambe, découvre cette pathologie dans le bureau du Docteur Mathieu Muller, gynécologue spécialisé dans le sport et médecin de l'équipe Cofidis dans laquelle elle évolue.
"Il m'a tout de suite dit ce que c'était. Il m'a expliqué qu'il en voyait beaucoup, que c'était LA pathologie des cyclistes féminines", explique la jeune coureuse.
Le médecin lui détaille alors les symptômes de ce mal, aussi connu sous le nom de "syndrome de la vulve de la cycliste". Et ceux-ci correspondent parfaitement à ce qu'elle observe chez elle: "un fort gonflement d'une lèvre vaginale, le plus souvent unilatéral. Pas forcément très douloureux, mais très gênant dans la vie personnelle."
La jeune coureuse tombe des nues. Comment une pathologie qui semble toucher tant de ses congénères peut être totalement absente de leurs discussions? Rien d'étonnant pour le Docteur Muller, qui qualifie ce syndrome de "face cachée du cyclisme féminin de haut niveau".
Car les connaissances du peloton sur ce sujet sont très limitées, comme le confirme Cécilia Clair, ancienne coureuse de l'équipe de France qui a arrêté la compétition à 20 ans à cause d'un lymphœdème vulvaire. La jeune femme, qui a commencé le vélo à 6 ans, confie n'avoir "pas vu la chose venir". "En fait, quand je m'en suis aperçue, c'était déjà trop tard", soupire-t-elle. Dans son cas, les premiers signes sont apparus vers 15 ou 16 ans, sans que cela ne soit encore très gênant. Mais c'est vers 18 ans que la jeune fille a réalisé l'ampleur des dégâts et les conséquences sur sa qualité de vie au quotidien.
Des cas loin d'être isolés: selon une étude menée par le Docteur Muller avec la Fédération française de cyclisme, "au moins 70% des femmes dans le peloton féminin" sont concernées. Un chiffre qui contraste avec le silence qui entoure cette problématique. "Entre nous en fait, on n'en parle pas du tout", confirme Flavie Boulais.
Un tabou, du silence et une détresse
Le silence autour de cette pathologie s'explique par plusieurs facteurs. "Dans le vélo on n'en parlait pas à l'époque," explique Cécilia Clair. "C'était juste quelque chose de bizarre qui arrivait sur notre corps." Même les professionnels de santé semblent démunis: "J'en avais parlé à mon gynécologue familial qui me disait 'je n'ai jamais vu ça, je ne sais pas ce que c'est'. Donc vraiment, on était dans un monde à part, je ne savais pas à qui en parler."
Cette méconnaissance médicale amplifie l'isolement des cyclistes concernées. Cécilia Clair témoigne: "Quand je m'en suis rendu compte, j'ai commencé par le garder pour moi très longtemps. Même avec mes parents, ce n’était pas possible d'en parler... En fait, j'étais gênée, c'est une chose tellement bizarre." Il lui a fallu deux ans pour oser aborder la question de cette déformation intime et être finalement prise en charge par le Docteur Muller.
L'impact de cette pathologie sur la carrière des cyclistes est considérable. Flavie Boulais explique que cela fait deux ans qu’elle n’est plus à 100%. "Il y a des périodes où ça va aller mieux, je vais me sentir bien. Et puis d'autres où j'ai l'impression que ça va me gêner énormément", témoigne-t-elle.
"Impossible de porter des slims"
Et les répercussions sont multiples: "En course, passer une heure et demie, deux heures, rester bien ancrée sur la selle, c'était vraiment compliqué. Du coup, j'étais toujours obligée de me soulager en me mettant en danseuse, je bougeais en permanence." Cette gêne constante a des conséquences mentales: "On ne pense qu'à ça, on se dit 'ah là j'ai mal' et du coup on sort de sa course. Mentalement, c'est très dur d'être à 100% dans la course."
La pathologie peut même créer des déséquilibres posturaux. Flavie Boulais sentait des petites douleurs jusque dans les genoux. Une sensation de compensation corporelle confirmée par Cécilia Clair: "En fait, vu que c'est unilatéral, on s'assoit un peu de travers sur la selle. Et donc, après, on a mal au dos, on a mal aux genoux, souvent dans les cervicales aussi."
L'impact dépasse aussi largement le cadre sportif. Les répercussions sur la vie quotidienne sont également lourdes, comme l'explique Cécilia Clair: "Dans la vie intime d'une femme, c'est handicapant. On ne peut pas s'habiller comme on veut. Avant, c'était l'époque du slim. Mais c'est impossible de porter des slims, en fait. Ça frotte, ça fait mal." Même s'asseoir devient problématique: "Tu sors de ton entraînement de vélo et tu es toute de travers sur la chaise."
Pour certaines, la situation devient si pesante qu'elle remet en question la poursuite de leur carrière. Des collègues cyclistes ont ainsi confié à Flavie Boulais que le poids de cette situation les démotivait au quotidien et qu’elles se posaient des questions sur la suite de leur carrière.
"J'étais alitée deux mois, les jambes en l'air"
Face à cette pathologie, les solutions restent limitées. Seule la chirurgie peut offrir une porte de sortie. "Il n'y a pas de traitement médical. La seule possibilité c'est d'opérer", explique le Docteur Muller. Mais l'intervention est lourde de conséquences. "Parmi les filles qui se sont fait opérer, 100% ont eu des complications et 100% ont eu des séquelles."
Cécilia Clair a tout de même franchi le pas de la chirurgie en 2019, à 22 ans. Une décision extrêmement difficile. "J'étais quand même très stressée, même si j'étais bien accompagnée." L'intervention, bien qu'assez courte, nécessite une récupération importante: "J'ai passé deux mois alitée, les jambes en l'air. Tu vis en pyjama, en trucs larges, tu ne sors pas trop à cause des points de suture..."
Dans son cas, l'opération s'est bien déroulée: "Franchement, c'est 100% réussi. J'ai eu l'impression d'être sauvée, parce que je ne savais plus quoi faire. Aujourd'hui, au quotidien, je n'ai plus aucune douleur". Mais elle a dû mettre un terme à sa carrière, et même sacrifier sa passion pour le vélo: "Je ne sors plus qu'une fois par semaine, et je ne peux pas faire plus de 50km, ça me fait mal."
Des équipements inadaptés à l'anatomie féminine
Le problème trouve en partie ses racines dans l'inadaptation des équipements, comme le souligne le Docteur Muller. "Quand vous regardez les études posturales dans le vélo, elles sont faites chez l'homme, pas chez la femme." Pourtant, "un homme et une femme, anatomiquement c'est un peu différent. Mais on les positionne pareil sur un vélo."
Si Cécilia Clair confirme cette inadéquation entre les équipements et le corps féminin, elle reconnaît des adaptations récentes, notamment au niveau de la posture. "Maintenant on sait qu’il faut incliner un peu vers l'avant sa selle. Mais à l'époque, on était positionnées comme des garçons pour être les plus performantes possible."
Les cuissards également sont dans le viseur des coureuses, à cause de la pression et des frottements qu'ils infligent aux parties intimes. En ajoutant les effets de la chaleur et de la transpiration, c'est un cocktail explosif qui s'abat sur cette zone sensible. Et les innovations des équipementiers susceptibles de soulager les femmes souffrant de lymphœdème vulvaire sont rares, au point que Flavie Boulais en vient même à se demander si ceux-ci sont conscients des souffrances que ces cuissards induisent. "On leur explique le problème, mais ils ne savent pas comment développer des équipements qui pourraient nous aller."
Pourtant, des solutions existent. Certaines marques spécialisées dans les équipements sportifs pour femmes, comme Wilma, proposent des cuissards adaptés, qui limitent les impacts des frottements sur ces zones sensibles. Pour sa fondatrice Céline Champonnet, la faible prise en compte de cette pathologie par les équipementiers classiques est avant tout une question économique. "En moyenne, la femme, ce n'est même pas 20% de leur chiffre d'affaires d'un point de vue business", explique la cheffe d'entreprise.
Une approche froidement rationnelle à l'opposé de ce que propose Wilma, qui a choisi de faire de l'écoute des sensations des femmes le centre de sa stratégie d'innovation. "Vu qu'on est une marque 100% dédiée aux femmes, elles n'ont pas peur de nous parler de tous les problèmes qu'elles peuvent rencontrer", poursuit Céline Champonnet, qui confirme que le sujet du lymphœdème vulvaire est omniprésent chez les cyclistes féminines. "Elles ne mettent pas de termes médicaux dessus mais oui, on reçoit parfois des photos. Les filles veulent vraiment des conseils sur la manière de régler ce problème, elles n'ont pas peur du tout de nous dire les choses avec des mots qui peuvent paraître crus mais qui ne sont que la réalité."
Wilma a ainsi développé un insert spécifiquement adapté à la morphologie féminine, censé permettre aux coureuses d'adopter une posture plus performante tout en limitant les dommages collatéraux. "Nos pads sont adaptés au point d'appui féminin, c'est à dire que la mousse à l'intérieur va avoir des densités et des épaisseurs qui vont être différentes en fonction de la zone. Au niveau des os, l'épaisseur va être plus importante, au niveau des lèvres un peu plus creux. Et au niveau du clitoris, on est quasiment à plat."
Une recette qui, si elle n'a rien de miracle tant les morphologies sont toutes différentes, est susceptible d'améliorer nettement le quotidien des coureuses. Flavie Boulais plaide donc pour que celles-ci soient libres de choisir le matériel qui leur convient. Mais ça n'est pas si simple. "On est un peu bloquées avec le sponsoring des marques, on ne peut pas changer comme on veut. Il faudrait un peu plus de liberté là-dessus."
Le rôle indispensable de la prévention
La sensibilisation progresse néanmoins et le tabou s'effrite. En août dernier, Flavie Boulais a ainsi pris la parole sur les réseaux sociaux pour annoncer qu'elle allait devoir faire une pause dans sa carrière. "Je suis arrivée à un point où l'opération est la seule solution pour que je me sente mieux et que je puisse de nouveau pratiquer ma passion à 100%", confiait la jeune coureuse dans un long post sur Instagram. Une intervention chirurgicale qui s'est tenue (avec succès) ce jeudi, et qui donne le coup d'envoi d'une longue convalescence.
Après sa publication sur les réseaux sociaux, Flavie Boulais a reçu de nombreux messages: "Il y a quand même des filles qui m'ont écrit direct après en me demandant plein de conseils. Qui je vais aller voir, comment je vais me faire opérer..."
Cécilia Clair insiste sur l'importance de la prévention, particulièrement auprès des jeunes cyclistes: "Aujourd'hui, il y a beaucoup plus de femmes qui font du sport et du vélo dès le plus jeune âge. Et pourtant, on n'est pas au courant, les parents ne sont pas au courant."
Alors elle essaie de partager des conseils pratiques issus de son expérience: "Nous les cyclistes, on garde beaucoup le cuissard, mais il faut savoir l'enlever. Il faut apprendre à mettre du froid, à bien mettre ses jambes en l'air." Elle insiste également sur l'importance capitale de l’hygiène intime d'une zone exposée aux frottements et à la transpiration. "Ce n'est pas l'absence de douleur qui dit que tu n’auras pas un problème comme ça dans la vie future", prévient l'ancienne coureuse.
Pour faire évoluer la situation, Flavie Boulais appelle à une prise en charge globale: "Au sein des équipes, il faut vraiment que ce soit pris au sérieux et que toutes les filles, qu'elles soient leaders ou coéquipières, soient mises sur un pied d'égalité."
Une volonté de briser le silence autour de cette pathologie pour permettre une meilleure prévention et éviter que d'autres jeunes cyclistes soient confrontées au lymphœdème vulvaire. Car comme le rappelle Cécilia Clair, "quand on s'en rend compte, c'est déjà trop tard. C'est ça le problème."