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L'édito de l'After: Kaiser sauvé

Franz Beckenbauer sur le banc marseillais lors du match Caen-OM (L1), le 21 mai 1990

Franz Beckenbauer sur le banc marseillais lors du match Caen-OM (L1), le 21 mai 1990 - ICON Sport

On n’en ferait pas un peu beaucoup sur les footballeurs ? Dernier exemple en date: la magnifique trilogie documentaire Beckenbauer, le dernier empereur sur Arte. Réponse: non. La preuve ci-dessous. L'édito de Thibaud Leplat.

Un footballeur peut-il sauver une nation ? Souvent on exagère, c’est vrai. On fait semblant de croire qu’un type qui claque des triplés le week-end pourra résoudre nos problèmes existentiels. Malgré l’amour et l’admiration qu’on peut porter à Mbappé ou Shevchenko, le football ne peut rien et les héros redeviennent anonymes sur le front de l’Est. Au début de la guerre en Ukraine, je me souviens des photos de ces champions ukrainiens fiers de se défendre contre l’envahisseur russe. Depuis, 487 d’entre eux sont morts. Les chars ne se sont pas tus. Non, le sport ne change pas le monde. Cessons de mentir, une bonne fois pour toutes.

Autre hypothèse pour expliquer notre crédulité : on fait semblant de croire pour se donner du courage. Car au fond on sait bien que les footeux n’arrivent pas à la cheville des grands savants, des grands hommes politiques, des grands écrivains. Un footeux n’a pas d’œuvre. Pas d’idée neuve sur le monde. Tout propos sous-entendant le contraire est, au mieux, de la naïveté, au pire, du cynisme. Conclusion on est tous d’accord, personne n’a attendu Michel Platini pour faire l’Europe ni Zinedine Zidane pour se prendre la tête sur la guerre d’Algérie.

Deschamps, Platini, Leonidas

J’ai regardé le documentaire d’Arte sur Franz Beckenbauer avec méfiance (au passage, pourquoi les docs de foot d’Arte sont-ils toujours les meilleurs ?). Et, surprise, plutôt que de reprendre scolairement la carrière du Kaiser par le menu, le réalisateur, Torsten Körner, tente une allégorie intéressante: raconter la deuxième partie du vingtième siècle allemand à partir de la figure de son plus éminent footballeur. De la contrition des années 50, en passant par la modernisation dans les années 70 puis le tournant européen et la chute du mur de Berlin en 1989, la réunification couronnée par la victoire en coupe du monde l’année suivante: tout dans ce film, donne à la figure de Beckenbauer le statut de symbole.

Peu d'extraits de match, mais Platini pour vanter les extérieurs du pied du maître bavarois, Deschamps pour exposer sa hiérarchie naturelle entre “leaders”, “neutres” et “suivistes”. Des artistes, aussi, des intellectuels pour dire combien la grâce de Beckenbauer, l’élégance de son port aristocratique, son goût pour l’ailleurs l’avait transformé en avant-garde de la résurrection allemande. L’irruption pacifique des drapeaux allemands réunifiés autour de la porte de Brandebourg à Berlin pour célébrer le titre mondial de 1990 peut presque tirer une larme. Un grand peuple européen venait de renaître pacifiquement et de faire de Beckenbauer son chef dans l’ordre des passions. Implacable.

Chemin faisant, il faut donc réviser notre hypothèse de départ. Oui, les footballeurs sont des figures grandioses. Mais ils ne gagnent aucune guerre et dans 1000 ans, quand les coupes du monde n’existeront plus, qui se souviendra encore de Beckenbauer ? Trouvera-t-il une place au panthéon des athlètes oubliés aux côtés de Milon de Crotone, Leonidas de Rhodes ou Melagomos de Carie ? Non.

Héros par effraction

Le héros sportif n’est pas non plus un héros de roman. Rastignac, Edmond Dantès, Jean Valjean représentent l’ambition, la vengeance, le courage. Le héros sportif, lui, n’est que chair, il ne dit rien, ne présente aucune idée plus grande que lui. Dans un corps devenu objet de culte, il est trop incarné (caro, en latin, la chair) pour proposer autre chose qu’une performance égoïste et périssable. D’où vient alors que la chair de certains hommes se mettent à parler si fort ? Comment des performances sportives semblent tout à coup contribuer aux grands basculements historiques ? C’est que, héros par effraction, les sportifs changent le monde sans le vouloir.

Certes, les joueurs de football ne sont pas des personnages historiques. A ce titre, ils ne méritent aucune statue sur les rond-points des centre-villes. Cela dit, si leur postérité n’est qu’involontaire (que pèse Lineker face à Churchill ?) leur notoriété dit quelque chose des temps dans laquelle elle survient. Si le football est un “miroir de l’époque” comme on le claironne partout (avant de demander des subventions) ce n’est pas qu’il reflète la société, mais plutôt qu’il la force à réfléchir. Le football, au fond, est un langage (comme la danse, comme la musique, comme l’amour). C’est un ensemble de signes qui expriment une signification. Son lexique est fait de gestes et d’intentions. Son incomparable puissance métaphorique est née de cette simplicité originelle : tout le monde parle football sans même jamais y avoir joué.

Chez nous, pas de théorie, il suffit de voir pour croire. Croire, en voyant Beckenbauer contrôler le ballon dans sa surface, qu’être allemand n’est pas une autre manière de renoncer à l’élégance. Croire qu’on a parfaitement le droit de désobéir aux ordres injustes (passe de l’extérieur du pied plutôt que de l’intérieur) si la fin est louable (accélérer le jeu). Croire qu’en sport on a toujours le droit de recommencer.

Thibaud Leplat