L'édito de l'After: La guerre des trolls aura bien lieu

Fabio Grosso ovationné par les supporters après le report de l'Olympico OM-OL, 29 octobre 2023 - Capture écran OL
La connerie est systémique. Celui qui tente de s’en protéger finit absorbé par le flot continue d’images et de déclarations consternantes. Dimanche soir, il y eut les premières alertes vers 20h. Le bus lyonnais a été caillassé. Fabio Grosso, la démarche titubante d’un collégien en fin de récré, la tête dans ses mains ensanglantées, commençait la soirée à l’infirmerie. L’entraîneur lyonnais a été touché à quelques centimètres de l’œil. A chaque apparition — la dernière c’était à Montpellier le 8 octobre dernier — la connerie se rapproche de sa cible (la tête). Le problème c’est qu’on ne lutte pas contre la bêtise avec des indignations et des circulaires. Bien au contraire, plus on s’indigne, plus elle se marre. C’est la grande supériorité du bullshit sur l’intelligence, dit la célèbre loi de Brandolini. L’énergie dépensée à créer du bullshit est infiniment inférieure à celle consacrée à la démentir ou l’expliquer. Traduction: au jeu de l’argumentation, les cons finissent toujours vainqueurs par KO.
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Je n’ai qu’une philosophie
Comment dès lors lutter contre la bêtise dans nos stades (et "alentours" faut-il préciser désormais)? Etrangement, la philosophie s’est donnée la même tâche herculéenne. Dans son Abécédaire, Gilles Deleuze évoque le fascinant pouvoir de la vulgarité. Le premier geste du philosophe — et modestement de cet éditorialiste — tient en une phrase comme un slogan "résister à la bêtise". Résister c'est-à-dire combattre, c'est-à-dire plier sans jamais rompre, c'est-à-dire croire aux lendemains, c'est-à-dire s’organiser. Rassurez-vous, l’idée n’est pas de mettre tout le monde à lire Heidegger mais "la seule existence de la philosophie empêche les gens d’être aussi stupides et aussi bêtes qu’ils le seraient s’il n’y avait pas la philosophie."
Il faut entendre ici la "philosophie" non pas au sens de BHL ou d’Amel Bent, mais plutôt comme une éthique de l’intelligence, un combat intime que chacun doit mener contre la bassesse de ses propres instincts à l’intérieur et la vulgarité qui guette nos actions à l’extérieur. Dimanche soir, à l’écoute des déclarations désemparées de la préfète de police, des indignations automatiques de la ministre, de l’épuisante casuistique (vrai supporter Vs faux supporter, ultra Vs hooligan, délinquant Vs supporter) des défenseurs patentés, l’intelligence a essuyé une nouvelle retraite.
La défaite de la pensée
Pourquoi, donc, malgré nos procédures, nos réunions, nos cortèges et nos manifestations, cette bêtise semble-t-elle aujourd’hui si désespérante? Parce qu’elle a changé de forme et de sens. Il faut la décrire puisqu’on n’arrive pas à la nommer. Auparavant (disons avant l’avènement des réseaux sociaux), la bêtise s’organisait de manière anonyme dans des buts précis. Il était question de détruire l’adversaire, de remporter une lutte (symbolique ou non) contre une tribune adverse, de s’épuiser dans les guerres picrocholines qui, au mieux, changeait la violence en folklore et, au pire, coûtait quelques milliers d’euros à la direction mais promettait en échange de beaux tifos et quelques images qui plairaient aux diffuseurs — c’est-à-dire au banquier. C’était à ce prix que l’on se protégeait d’une vieille obsession française: remplir nos stades.
Avec l’avénement des trolls de forums et réseaux sociaux (dont Chuck Palahniuk fit le portrait dans son célèbre Fight Club dès 1996), une nouvelle forme de bêtise est apparue: la bêtise nihiliste qui ne cherche rien d’autre que la destruction des structures sociales. Rendre les conversations impossibles, les réunions invivables, les célébrations collectives douloureuses, telle est la mission secrète que s’est donné l’imbécile de type nouveau appelé troll. L’objectif? Se marrer. Tout simplement. Et éventuellement gagner quelques followers. Voilà comment, dans notre nouvelle économie de réseaux, un troll est devenu aussi fort qu’une foule. Il fait taire les humanistes, aboyer les gouvernants, pleurer les gamins en tribune, désespérer les parents inquiets de transmission.
Mesurer la haine
L’urgence est donc de lutter contre cette haine cynique qui petit à petit ronge notre football de l’intérieur. Comment? En prenant la mesure de sa dimension totalitaire. La répression (qui change les imbéciles en victimes) ne suffit pas. Les vaines casuistiques non plus. Car désormais un même individu peut se réveiller un matin "vrai supporter", être un "ultra" à midi, troller l’après-midi sur les réseaux, et devenir "hooligan" à partir de quelques degrés d’alcool dans le sang. En somme, le troll c’est moi en pire. Moi sans la civilisation. Moi sans l’intelligence. En Espagne, par exemple, LaLiga a instauré un baromètre de la haine en ligne afin de mesurer et éventuellement de prévenir le phénomène de trolling, volontaire et involontaire. Cet acte de résistance contre la bêtise systémique est à saluer. Il tend un miroir à quiconque souffre épisodiquement de passion partisane et ne peut s’empêcher de balancer une saloperie sur un compte anonyme comme on le ferait d’une canette vide sur un entraîneur lyonnais. Car c’est bien connu, au pays des "vrais" et des "faux" supporters, le troll c’est toujours l’autre.