L'édito de l'After: "Labrune, maître des illusions"

Le courtisan est un philosophe qui a mal tourné. Il connaît si bien l’âme de son chef qu’il sait avant lui ce qu’il aura besoin d’entendre le moment venu. Un courtisan n’est pas un simple flatteur. Celui-ci, c’est bien connu, "vit aux dépens de celui qui l’écoute" (cette leçon vaut bien un fromage sans doute). Le courtisan, lui, est le maître de son maître. Il connaît la vanité des princes et aborde le moindre conciliabule comme un Austerlitz de salon. Quand on lui donnera la parole il saura s’écraser si bas que ses courbures deviendront spectacle. La réalité est secondaire dans cette carrière de glorieux larbin. Dans un incroyable portrait façon fin de siècle paru dans L’Equipe le 23 mai 2023 Florian Zeller, romancier oscarisé disait cette vérité involontaire sur son "ami de quinze ans", Vincent Labrune: " Son talent est si grand pour raconter l'histoire, que l'on devient spectateur de ce qu'il raconte. Ce qui est important, ce n'est plus la réalité, c'est la façon dont il la décrit. Mais tout cela pour notre bonheur!" Un an plus tard, on a enfin compris ce qu’il voulait dire.
L’art du deal
Car le jeu des archives est cruel. À défaut de dire l’avenir, il donne une idée des trajectoires. Dans l’ordre: élection sur le poteau face à Michel Denisot le 10 septembre 2020. Premiers doutes sur la solvabilité de Mediapro (le 9 octobre), qui ne demandait pourtant qu’à renégocier les droits d’un championnat covidé (Roures le 8 octobre). Après avoir promis qu’il défendrait les "familles du football" (qui redoutaient la création d’une société commerciale dont elles seraient exclues rapporte L’Equipe du 11 septembre), contre les ogres Paris, Lyon et FFF, Vincent Labrune s’est ensuite rapproché de Nasser Al-Khelaïfi et Jean-Michel Aulas avant d’engager la création... d’une société commerciale (dès le 10 octobre) dont il a tout de suite pris la présidence (moyennant généreuses primes au passage).
Ainsi "sauvé" le football français signe alors un deal unique en Europe avec un fonds d’investissement (cession définitive de 13,04 % des revenus en échange d’un chèque de 1,5 milliard d’euros), non s’en s’être préalablement embrouillé avec l’opérateur historique Canal+ (pour avoir refusé de renégocier et accordé 80% des matchs à un concurrent direct en 2021) et dû finalement, après plusieurs mois de retape inefficace, revenir sur le "milliard" d’euros promis à ses employeurs. A ce jour, le Barbier de Provence est en train de préparer les esprits à un éventuel "deal" pour la moitié vendue initialement (dont il faut désormais déduire la part de CVC). Face aux doutes soulevés par la financiarisation du football (et les contreparties exigées), le Sénat a lancé une mission d’information (première audition le 4 avril) et le Parquet national financier une enquête (en février) pour "détournement de fonds publics". A la lecture de l’article 432-15 du Code Pénal la peine encourue fait frémir: 10 ans d’emprisonnement, 2 millions d’euros d’amende.
Désirs et réalité
Les esprits rationnels avaient pourtant annoncé depuis deux ans, au mot près, tout ce qui allait se passer (conformément à la conjoncture économique et l’état du marché des droits TV). Pourquoi alors avoir cru aussi longtemps au "milliard"? L’histoire de la LFP et des droits TV, c’est du Cervantés. Dans son Retable des merveilles, un marionnettiste avisé se présente un jour dans un village espagnol. Il persuade les notables d’assister à la représentation de son théâtre ambulant. La seule particularité de son installation, prévient-il, est qu’elle n’est perceptible que par les honnêtes gens. Le soir de la représentation, le spectacle commence. Il y a dans le public tout ce que le pueblo compte de respectable. La pièce démarre, le charlatan entame la narration, mais aucun acteur, aucune marionnette n’apparaît. La scène demeure vide. Le conteur commente une action qui, paradoxalement, n’arrive jamais.
Pourtant, le public, attentif à son image et à sa réputation, adhère au subterfuge et, redoutant d’être pris pour converso, applaudit à tout rompre et suit le bonimenteur. Zeller ne disait pas autre chose en 2023 "Ce que j'aime chez lui avant tout, c'est l'extrême séduction qu'est la sienne. Il théâtralise toutes les situations. Mais c'est un théâtre dont il serait l'auteur, le metteur en scène et tous les acteurs à la fois. C'est très difficile de résister à son charme." Merci pour ce moment. Problème, dans la pièce de Cervantés l’assistance prendra à la légère l’annonce de l’arrivée imminente dans le village d’un régiment de soldats qui doivent loger chez l’habitant. C’est le principe du réel: on a beau ne pas vouloir y croire, quand il finit par faire irruption, il enfonce les portes avec fracas, vide le frigo, s’installe dans votre lit et vous envoie dormir dans la chambre d’amis.
Théâtre de Guignol
Mystère du football: pourquoi des dirigeants d’entreprise réputés, souvent brillants, se font-ils aussi crédules quand il s’agit de football ? C’est au docteur Freud qu’il faudrait poser cette question. Il évoquerait sans doute son concept d’illusion pour nous éclairer. L’illusion au sens psychanalytique n’est pas une erreur ni une idée délirante. C’est une croyance à laquelle on se raccroche pour se rassurer. "Nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente." On préfère croire aux idées confortables que de constater que le réel n’est pas là pour nous faire plaisir. Peu importe le réel, pourvu que l’histoire soit rassurante.
Quoi de plus incertain, au fond, que le football? Quoi de plus injuste qu’une relégation imprévue? Quoi de plus angoissant qu’un ballon qui n’en fait qu’à sa tête? C’est dans le secret de cette angoisse enfantine et la quête d’un réconfort qui ne viendra jamais, que nos présidents, à la fois enivrés par la force de leur propre image mais tétanisés par le pouvoir de l’aléas sportif, s’inventent des hommes providentiels et des boucs émissaires. De Figaro à Scapin, de Lopez à Textor, de Zeller à Labrune c’est toujours la même comédie qui est racontée. Sur la devanture de leur magasin une inscription, bien lisible cette-fois: "spécialiste de la gestion de crise". En fait, on avait mal compris. Le célèbre "guignol!" du lyonnais Aulas lancé au marseillais Labrune en 2015, c’était sans doute un compliment.