L'édito de l'After: Mbappé, la solitude de super-mature

Le plus dur ce n’est pas d’écouter ce que Kylian dit mais la manière dont il le dit. La sensation après l’interview individuelle accordée à Clique et Mouloud Achour est assez confuse. D’abord sur la forme. L’étalonnage de l’image donne la sensation d’être coincé à l’intérieur d’un filtre instagram. Mbappé, pull blanc torsadé et Mouloud Achour, timbre doux et regard attendri, sont installés sur un canapé anonyme d’une ville (Madrid) dont on ne nous montre absolument rien. On pourrait être à Los Angeles ou à Grenoble, peu importe la géographie pour l’hagiographe.
Sur le fond, Kylian a parlé comme Kylian : “je ne peux pas raconter toute ma vie”, la dépression c’est pour les autres "il faut les aider” même si “c’est un sujet tabou dans le foot”, “je ne me suis jamais senti concerné” quand on parle d’une affaire de viol pour laquelle il serait “raisonnablement suspect”, “tu sais comment fonctionne le public du foot” quand on évoque un certain désamour à son encontre. Comme d’habitude, le gamin est vif même si, après 52 minutes d’écoute (la durée d’un doc télé, soit dit en passant), un malaise perdure: qui parle quand Kylian parle ? Quand on l’écoute commenter sa propre carrière, on ne peut pas s’empêcher d’avoir une sensation de déjà-entendu-quelque-part. Oui, désolé, il y a encore quelque chose qui cloche.
Un grand pouvoir
C’est Kylian lui-même qui nous met sur la voie. “Un grand pouvoir implique… ” lance Achour d’un œil complice, Mbappé de reprendre en rigolant “...de grandes responsabilités ! Je l’ai vu 1 milliard de fois ce film — C’est la même histoire, quoi”. En plein dans le mille Mouloud. La réplique est un aphorisme célèbre chez les fans de Marvel et de Spiderman en particulier. Rappel : Peter Parker est un ado mal dans sa peau qui un jour est mordu par une araignée radioactive. Cette morsure — dit Wikipedia — lui confère des super-pouvoirs : il obtient une force et une agilité hors du commun, la capacité d’adhérer aux parois ainsi qu'un "sens d'araignée" ou "sixième sens" l'avertissant des dangers imminents.
Comme une épée de Damoclès reposant au-dessus de sa tête, l’histoire de Spiderman est celle d’un ado mal dans sa peau devenu héros par accident. Peu à peu il s’acclimate à ses dons et, tout en jouissant du pouvoir qu’ils lui confèrent, s’effraie devant la malédiction à laquelle ils le condamnent inévitablement : la solitude. Tel est le sens tragique de cette phrase-signature “un grand pouvoir implique de grandes responsabilités”. Peter Parker comme Bruce Wayne ou Clark Kent passeront ainsi le reste de leur vie à dissimuler et administrer avec plus ou moins de justesse leurs pouvoirs démesurés (à ce stade, il faudrait faire un aparté sur le cas particulier de Batman). Une certitude : les super-héros n’ont de super que leur obsession de la dissimulation.
Super-mature
Kylian Mbappé parle comme un super-héros. Oui, cette phrase fait l’effet d’une révélation. Raison pour laquelle certains y croient déceler le symptôme d’un boulard énorme, d’autres celui d’une nature hors-norme. Car au fond, qu’est-ce qu’un super-héros ? “Un être humain hyperbolique” répond le philosophe Tristan Garcia. C'est-à-dire ? C'est-à-dire un être en conflit permanent entre d’un côté un “impératif démocratique” (je suis comme tout le monde, je porte des lunettes, je n’oublie pas d’où je viens etc) et de l’autre un “impératif héroïque” (je dois sauver le monde grâce à une force extraordinaire). Là réside tout le problème du super-héros/footballeur : une seule qualité de sa substance (bien jouer au foot) est hypertrophiée et engendre un déséquilibre insoutenable (la solitude).
“Le superhéroïsme, dit Garcia, est l’adolescence de l’humanité. C’est la mégalomanie, la toute-puissance, le vertige et l’angoisse qui accompagnent le sentiment de mutation.” Quand on écoute Kylian parler de Kylian, c’est exactement cela : son talent inné pour le football est une malédiction qui pèse sur son discours. Cette position hybride (moitié-homme, moitié-robot) le condamne, comme Cristiano Ronaldo, Michael Jackson ou Bruce Wayne avant lui, à ne jamais être compris “Très tôt, j’ai été désigné comme super-mature, s’excuse Mbappé. Quand je parle on essaie toujours d’aller chercher le message subliminal derrière.” “Super-mature”, ça ferait un bon héros de Comics.
Philosophes Vs Super-héros
Quelle leçon tirer de cette interview en apesanteur ? Que les stars du football ressemblent de plus en plus aux super-héros de l’industrie du blockbuster. Comme eux, ils sont les seuls à rassembler les foules en France : Batman (7 films, 15 millions d'entrées cumulées), Spiderman (4 films, 20 millions d’entrées), Superman (6 films, 10 millions d'entrées). Comme eux, au fil des interviews, des autobiographies et des docus Netflix complaisants, des gamins de 25 ans pourvu d’un talent naturel, donnent des leçons de vie à des adeptes sommés de “croire en leur rêve” comme le ferait Bruce Wayne, Peter Singer ou Clark Kent durant un séminaire d’entreprise.
Consécration : leurs aphorismes les plus célèbres sont désormais des classiques de vestiaires et de cour d’école. Dans les dissertations de philosophie des futurs bacheliers, on les retrouve plus facilement que ceux de Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant ou Henri Bergson. On peut le célébrer ou le déplorer mais il faut le souligner : l’horizon culturel de nos footballeurs est sponsorisé par Marvel. Kylian Mbappé, ses superpouvoirs, sa célébration, son ubiquité (le matin à Madrid, l’après-midi à Paris, le soir à Stockholm), le storytelling de lui-même, l’hermétisme de son drame: tout rappelle l’inquiétante épitaphe qui menace tout super-héros qui se prendrait pour un simple mortel : “Protégez-nous ou disparaissez”.