L'édito de l'After: "Nos jours Euro"

Entre les guerres qui couvent, les crises qui pressent et les casques qui pointent, on peine à adhérer à un premier tour inoffensif. 16 sélections sur 24 verront le tour suivant. Il suffit donc de marquer un ou deux buts, éventuellement ne pas perdre une rencontre, et vous voilà qualifiés pour les huitièmes. Soit. Etrange magnanimité de l’époque. Mais pour ceux qui ont l’âme aux grands départs, la ruse ne prend pas. On se demande toujours, on n’y peut rien, ce qui va rester de tout ça, ce que diront nos enfants après nous. Allemagne 2024 sera-t-il comme Berlin 1936? Verra-t-on dans cette grande comédie de l’union sportive les signes évidents d’une dislocation à venir?
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A Washington, Taiwan, Gaza, Moscou, Riyad, Pékin, l’histoire avance sans que l’Europe n’ait plus voix au chapitre. Le Sud Global rêve d’envoyer le vieux continent à l’EPHAD de l’histoire. Que restera-t-il de nous? Simon Kuper du Financial Times a (comme toujours) un peu raison: "le super pouvoir de l’Europe ce n’est pas la politique mais le football. (…) Même si le continent est devenu un joueur marginal en matière de géopolitique, le football c’est encore quelque chose que l’Europe fait mieux que tout le monde (sauf l’Argentine)." Le football est notre dernier trésor.
Soft power
Presque tous les grands clubs sont européens. Presque toutes les grandes compétitions se déroulent sur le finistère de la plaque eurasienne. Certes il y a Messi, Neymar mais pour combien de Mbappé? Bellingham? Kroos? Musiala? De Jong? Rodri? Modric? Certes, le football sud-américain peut concurrencer le football de Vieux continent en matière de passion et de production d’idoles, le moyen-oriental en matière de fortune et d’arrogance, mais combien de personnes ont-elles regardé cette saison un match de la Ligue des champions asiatiques? Combien de rencontre de Copa America au compteur? Qui a gagné la dernière Libertadores?
On a beau en vouloir à ses hommes, à son histoire, à ses génocides et ses indignités diverses, on a beau toujours se plaindre de Bruxelles et de son obsession normative, de nos gouvernants et de leurs penchants égotiques, le pouvoir culturel de l’Europe — ce qu’ailleurs on appelle le soft power — s’exerce encore à plein dans le football. En 2021, 5 milliards de téléspectateurs se sont attardé sur les duels entre nos vieilles nations, au moins 100 millions par match. Bref, à part Gianni Infantino, absent lors du match d’ouverture de cet Euro, qui peut raisonnablement détourner la tête de cette compétition? L’Europe s’affaisse mais fascine encore.
Les stades, nouvelles cathédrales
D’où vient un tel pouvoir d’attraction? Il y a l’histoire, bien sûr. Elle est omniprésente dans nos vieilles contrées. Comme les cathédrales organisaient au moyen-âge les espaces culturels et les migrations, les stades et les grandes compétitions dessinent aujourd’hui les paysages imaginaires du commun. Qu’on le veuille ou non, l’Europe est aussi le pays de l’émancipation par la culture. La culture c'est-à-dire une certaine manière d’affronter les angoisses de l’existence et d’y répondre par le jeu. Dans un texte célèbre d’Au-dela du principe de plaisir, Freud se demande, au lendemain de la boucherie qui avait déchiré le continent entre 1914 et 1918, comment la psyché humaine s’y prenait pour mettre à distance les traumatismes et continuer à vivre ensemble malgré tout.
Il observe alors son petit-fils de 18 mois et s’étonne de son bon caractère malgré les absences de sa mère. Avec ses jouets, avec une bobine de bois entourée de ficelle, le gamin s’amuse et crie "o-o-o-o". Le grand-père à lunettes interprète ainsi le bonheur enfantin de mettre sa chambre en bazar quand maman n’y est pas: "l’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant, avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition"». On ne sait jamais quand maman reviendra. Mais on sait que cette balle, elle, réapparaîtra toujours. Et cette idée est rassurante.
La guerre par d’autres moyens
Le jeu consistant à cacher la balle pour mieux la retrouver a une vertu initiatique: transformer l’angoisse (sans objet, vertigineuse) en peur (qui vise un objet, passagère). Comme les enfants qui jouent au docteur pour congédier la douleur des piqûres et des cuillères dans la bouche, nous jouons à nous émouvoir de ce ballon qui ne rebondit jamais où l’on veut. Pendant quelques heures la contingence n’est plus une menace sur nos vies mais une source de divertissement. La table rase est notre rédemption. Même quand on a perdu, on peut toujours recommencer. Encore et encore. Rien de jamais irrémédiable dans nos compétitions. Elles finissent toujours par revenir.
Le continent des guerres civiles a un inventé un jeu à la hauteur de son angoisse d’auto-destruction. À chaque match, à chaque compétition, l’Europe rejoue la grande comédie de la disparition du ballon. C’est d’ailleurs sur les champs de bataille de la première guerre mondiale que le football s’est propagé dans les psychés. C’est dans l’urgence de la réconciliation, en plein milieu d’une guerre froide, que l’UEFA, la Coupe d’Europe des clubs et celle des nations ont été créées. L’utopie orthogonale ressemble à un champ de bataille auquel on aurait enfin fixé des frontières infranchissables. Ecoutez notre vocabulaire ("défense", "attaque", "tactique"), voyez nos couleurs (nationales), chantez notre folklore (qui ne saute pas n’est pas...), tout dans notre obsession rejoue la comédie des nations. A quoi joue l’Europe quand elle joue au football? A ne plus disparaître.