RMC Sport

L'édito de l'After: Superleague, le sens de l’histoire?

placeholder video
La revue espagnole Panenka a enquêté sur la véritable histoire de la coupe d’Europe et de la Superleague. Deux semaines avant le jugement de la Cour de justice de l’Union européenne, le coup est rude pour nos illusions. Le football européen est-il en train de mourir ou de renaître? L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After .

La journée était merveilleuse depuis le lever. Les métros, les bus, les tramways semblaient guetter mon arrivée pour démarrer. Les femmes me souriaient. Les vieilles dames me remerciaient. Arrivé au bureau, tout était fluide, les clients étaient enthousiastes, les patrons me tapaient dans le dos, les collègues me jalousaient à la pause déj. Cette journée était aussi parfaite qu’une pub pour une assurance-vie. Le soir venu, installé devant mon match de Champions League, une certitude intime me serrait le cœur. La saison était difficile, c’est vrai. Mais cette fois-ci, devant notre public, j’étais certain que mes encouragements parviendraient aux oreilles des joueurs.

>> Abonnez-vous à la revue de l'After par ici

C’est le miracle du football. Les matchs se succèdent mais la liturgie demeure. Parfois il pleut, il fait froid. On est inquiet, on est impatient. Le générique peut varier, éventuellement le jour de la semaine ou l’horaire. On pinaille mais au fond, on s’en fout. Tant que le jeu reste le jeu. On entérine quelques variations à la marge. Un jour c’est le temps additionnel, un autre la couleur des maillots. Le pire qui nous soit arriver ? La VAR, peut-être. Et encore, on n’est pas tous d’accord. Dans l’ensemble, on peut dire, que depuis un siècle, on est plutôt tranquille. Comme la messe, les déjeuners du dimanche ou les blagues sexistes du tonton, il y a un invariant dans nos vies. Il s’appelle le football. Et au milieu coule une promesse: que jamais rien ne change.

Les pères fondateurs de la Ligue des champions

L’amateur vit dans ce monde mythologique imbibé de rituels bienveillants. La grande histoire — celle qui casse tout — y fait rarement irruption ou alors sous la forme d’un décor de théâtre réaliste. La mise en scène varie, les interprètes aussi, mais l’œuvre est toujours la même. Ici ou il y a un siècle, le temps du football est celui du mythe: un présent éternel qui tourne en rond. Voilà peut-être pourquoi l’amateur est, au fond, toujours conservateur. Pour lui, le football c’est l’éternel retour de l’enfance. Logiquement, il fuit donc toute idée de progrès ou de nouveauté quand il s’agit de son jeu préféré. Pour se préserver du mal de la lucidité, l’amateur a contracté une vilaine habitude: il préfère la légende à l’histoire. Le mythe à la logique. Le passé au présent.

Mais parfois, le décorum craque. C’est ce qui m’est arrivé en écoutant le remarquable podcast des copains de Panenka, revue espagnole de renom. Résumons. Depuis 50 ans on se raconte la légende suivante — je l’ai moi-même écrite, mea culpa. Gabriel Hanot et ses camarades de la section football de L’Equipe — dont le mythique Jacques Ferran — ont un jour offert au monde la Coupe d’Europe. L’événement eut lieu à l'occasion d’un article publié le 15 décembre 1954 relatant le match Wolverhampton-Budapest Honved qui regrettait que la presse anglaise qualifie l’équipe britannique de "championne du monde" pour le simple fait d’avoir battu (3-2, en amical) le champion de Hongrie en titre deux jours plus tôt. Plein d’agacement, Hanot propose alors une nouvelle compétition. Ainsi serait née la Coupe d’Europe. Quand en 2005, quelques minutes avant la finale d’Istanbul, Jacques Ferran est célébré par l’UEFA pour le cinquantenaire de sa co-invention on est presque gêné devant le peu d’enthousiasme de l’organisateur. Les intéressés y voient à l'époque l’ingratitude des héritiers à l’égard des fondateurs.

Et puis tout à coup, un mythe s’écroule. Aitor Lagunas nous met sous les yeux (et les oreilles) une preuve irréfutable. Si l’idée remonte bien (à minima) d’un article et à Gabriel Hanot, la paternité revient à Jean-Bernard Levy, président du Racing Club de France (répondant précisément à Hanot qui avait lancé l’idée d’échanges internationaux) et a été publié dans Le Miroir des sports daté du 11 décembre 1934. Dans les colonnes du journal, le président du Racing club de France de l’époque présente une formule de coupe (sous un format Final 16) "qui doit être le prélude du championnat d’Europe" avec "division européenne et division international", "trois étrangers (…) au maximum par équipe" et un format "matchs aller et retour". Ladite première compétition (la coupe) réapparaîtra sous la plume d’Hanot et de Ferran dans L’Equipe vingt ans plus tard mais le nom du promoteur initial n’y sera en revanche jamais prononcé. Quant à ce "championnat d’Europe des clubs" dont "le classement devient (…) une nécessité absolue" qui devait lui succéder, il n’est pas né à Madrid en 2021 sous le nom de Superleague mais (au moins) à Paris en 1934 sous la plume du président Lévy mort au combat en 1940. L’histoire a peut-être un sens après tout. Mais lequel ?

Beau et faux

Ce que rappelle cette affaire, c'est l’invraisemblable difficulté qu’il y a à faire l’histoire de ce jeu et de ses compétitions. On dit bien l’histoire (celle des traces, des archives, de l’objectivité) et pas la légende (celle qu’on imprime quand elle est belle). D’abord parce qu’il est quasiment impossible de faire la genèse exacte d’une idée. Une idée n’a pas d’état civil. On n’a jamais trouvé de lettres recommandées pour certifier la paternité d’une compétition. Une idée ne naît pas. Elle apparaît comme le fruit d’influences mutuelles, de conversations et d’échanges invisibles dont la presse garde une trace tangible. On peut miser sur la bonne foi d’Hanot et des hommes de L’Equipe. Après tout, personne ne se demande qui a inventé colin maillard, l’amour ou la musique. Ils ont toujours existé. Ce toujours est un cercle qui tourne sur lui-même comme un rat dans une bibliothèque. On peut néanmoins regretter l'oubli dans lequel a été maintenu le président Jean-Bernard Lévy et son acolyte Julius Ukrainczyk depuis 89 ans. 

Ensuite parce que la vérité ne remplit pas les stades. Elle est dure comme le réel sur lequel on bute. En l’espèce, il tient pourtant en une phrase : la Coupe d’Europe est une invention d’une poignée de clubs privilégiés, soutenus par un journal en manque de grands événements à couvrir en semaine, le tout, en dehors des structures institutionnelles officielles. Depuis la naissance du professionnalisme (en 1932) les impératifs économiques gouvernent même si, à l’heure de fasciner les foules, ils ne pèsent pas lourd face au récit romantique et séduisant d’un inventeur de génie entouré d’une avant-garde d’aventuriers du football. C’était beau mais c’était faux.

En philosophie on appelle « l’historicité », le fait qu’un objet puisse avoir une existence temporelle et donc temporaire. Admettre que la coupe d'Europe puisse être un objet historique est profondément décevant. C’est réaliser que notre enfance ne pèse pas bien lourd face à la vérité et que le néant est sa seule destinée. Le 21 décembre, jour de la réponse de la CJUE sur l’affaire de la Superleague, la coupe d’Europe va renouer avec le projet initial de Jean-Bernard Levy (ou pas) et redevenir par là-même un objet réel et provisoire. Une nouvelle fois le football européen sera confronté à ce qu’il refuse de voir depuis qu’il est né: sa condition mortelle.

Thibaud Leplat