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L'édito de l'After: Tactique partout, football nulle part

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Depuis quelques années, le discours tactique a pris possession de la conversation footballistique mondiale. Deux héros tragiques sont les cibles habituelles des maîtres tacticiens : les dribbleurs et les entraîneurs. L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la Revue de l'After.

La tactique est devenue une science. Dans un entretien à El Pais la semaine dernière, Charly Rexach, historique collègue (1973-1978) puis adjoint de Cruyff au Barça (1988-1996), jetait un œil dans le rétroviseur. Après 77 ans de football, il a bien le droit de juger l’époque et son obsession nouvelle. Omniprésente dans les retransmissions, les résumés, les compte-rendus, les jeux vidéos, les émissions ou les journaux, la tactique est le sujet principal de la conversation footballistique actuelle. Elle est si présente qu’on a peine à s’imaginer qu’en 150 ans de football, elle est une invention finalement assez récente: "Cruyff est le premier qui amené la tactique. Quand j’avais Kubala comme entraîneur, les instructions c’était se bagarrer, lutter, les tripes. Moi je disais ‘putain’. Cruyff nous apportait des solutions, lui. (…)" La tactique n’existe pas. Ce qui est existe, c’est le caractère: "C’est une histoire de mentalité. (…) Cruyff et moi étions attaquants. Notre obsession c’était de savoir comment terminer une action. Un entraîneur qui a été attaquant pense comme un attaquant. Celui qui a été milieu de terrain, comme un milieu de terrain. Celui qui a été défenseur, comme un défenseur."

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Au fond ce que dit Rexach c’est que le football s’est découvert des "pressions hautes", des "blocs hauts", "blocs médians", "pressings", "contre-pressings" comme d’autres un vocabulaire pour parler des vieilles affaires de toujours. Et en un sens, il n’a pas tort, le vieux Charly. La tactique est, à première vue, un discours réussi mais une science impossible. Figeant ce qui est en perpétuel mouvement, elle réduit les trajectoires simultanées de 22 joueurs à quelques codes invisibles (3-5-2, 3-4-3 etc), invente des intentions une fois que les matchs sont terminés (qu’est-ce qu’un faux 9?), retourne le sens de la causalité (c’est parce qu’il n’a pas respecté le système qu’il a manqué sa passe), monte des plans déjoués à l’instant par l’adversaire (à la différence des Echecs, le football est un jeu non-séquentiel). Bref, pour résumer, la tactique est experte en réécriture de l’histoire. Problème: elle ne parvient toujours pas à prédire l’avenir avec certitude. Or, que dirait-on d’un astrophysicien incapable de calculer les révolutions d’une planète? D’un biologiste le taux d’incidence d’une épidémie? D’un médecin des effets d’un médicament qu’il administre? Pourtant, de Football Manager à nos groupes whatsapp en passant par les cellules de recrutement ou les librairies spécialisées, le tacticien a acquis l’autorité d’un professeur de médecine. D’où vient une telle fascination?

Opinions arrêtées

Il faut mesurer le succès du discours tactique à la peur secrète sur laquelle le football repose et de laquelle il est né: le chaos. Approchez-vous d’une cour d’école à l’heure de la récréation (ce n’est plus possible, alors faites un effort, convoquez la mémoire). Jetez-y un ballon. Le geste primitif du football s’y reproduira invariablement. Des grappes de joueurs se formeront ici ou là. Le ballon disparaîtra dans la meute. Tout à coup il réapparaîtra dans les pieds d’un plus habile. Crochet gauche. Crochet droit. Frappe. But. Plongez-vous ensuite dans les récits du football des premiers jours. Au temps du dribbling game, les schémas tactiques n’existent pas. Passe-temps aristocratique, il est par naissance un sport individuel mais pratiqué en équipe. La stratégie se résume à quelques éclats, quelques coups, et un slogan en forme de règle universelle "chacun pour sa peau".

Pour comprendre l’angoisse que suscite cette pagaille de joueurs se bousculant les uns contre les autres, il faut lire Gilles Deleuze décrivant le moment juste avant la science, juste avant la philosophie. Il nous rappellera le temps d’avant les débriefs tactiques "Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage. (…) C’est pourquoi nous voulons tant nous accrocher à des opinions arrêtées." Il faut prendre cette idée d’opinons "arrêtées" au sérieux. Il s’agit en effet de mettre "à l’arrêt" le mouvement perpétuel et angoissant de la pensée sans "but"" précis (tiens, c’est le même mot). Au milieu de la meute on voudrait tant s’accrocher à quelque chose d’immobile et faire cesser l’étourdissement. Tel est le rôle du discours tactique et le sens de son étymologie: taktos, c’est la "mise en ordre" en grec. La tactique c’est une manière de se rassurer contre le chaos et de ranger sa chambre avant de se remettre à jouer.

Prophètes du passé

Au temps de la tactique triomphante, le soupçon pèse sur les épaules des deux héros tragiques du football contemporain. Le dribbleur, d’abord, accusé de ne jamais obéir quand il le faut, de perdre toujours trop de ballons, de décevoir sans cesse ceux qui attendaient tout de lui (Neymar, Ben Arfa) et contre qui a été inventé le pressing, puis le contre-pressing. Pour avoir la paix, on a fini par l’exiler sur les côtés (Vinicius, Doku, Mahrez) et inventé des "milieux d’équilibre" pour rationaliser autant que possible ses foutues pertes de balles. L’entraîneur, autre héros tragique de l’ère tactique, est quant à lui sommé, dans des conférences qui ressemblent de plus en plus à des procès, de s’expliquer sur des plans et des intentions que lui-même ignore. Un peu comme le dribbleur, il est le biais sur lequel reposent toutes les confirmations: "tous coupables!", tel le préalable et en même temps que la conclusion des prophètes du passé "Vous savez qui sont ceux qui connaissent le mieux le football? conclut Rexach, les enfants. Allez dans une école. Le meilleur d’un côté. Le deuxième meilleur de l’autre côté. Et celui qui ne bouge pas, celui-là, il ne joue pas. Les gamins savent très bien comment ont fait les équipes. Ils ne se trompent jamais."

Thibaud Leplat