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L'ÉDITO DE LA REVUE DE L'AFTER - Aguirre ou la colère des yeux

Javier Aguirre

Javier Aguirre - AFP

A l'époque des stats et de la Data, Javier Aguirre est le porte-drapeau de tous les entraîneurs à l’ancienne du monde. Le coach de Majorque (finaliste malheureux de Coupe d’Espagne) a son domaine réservé: l’intuition. Encore une excuse de "boomer"?

Il y a des cas où vieillir, c’est savoir. Ce samedi soir, le Mallorca de Javier Aguirre (15e de Liga) jouait une finale de Coupe d’Espagne contre les lions de Bilbao et de Valverde (5e de Liga). Ces derniers ont fini par l’emporter (aux tirs au but). Au fond de la mémoire de cette inoubliable nuit de Séville demeure un souvenir: une embrassade chaleureuse entre les deux entraîneurs avant le match.

On ne sait pas trop ce qu’ils se sont dit alors. Peut-être se promettaient-ils un dîner à l’Arenal et/ou un vin d’Orange au pied de la Giralda. A cette saison, les rues de Séville sont remplies de l’odeur des orangers qui poussent sur les trottoirs comme nos platanes. Sujet de la prochaine conversation: dans notre métier, y a-t-il encore de la place pour la sensibilité?

Dans El Pais, samedi dernier, "El Vasco" Aguirre évoquait les coachs comme lui. "Comme lui", ça veut dire des types qui vous attrapent par le col et vous lance un "cabrón!" quand votre gueule de ravi de la crèche leur file tout à coup un coup de vieux. Les entraîneurs de cette espèce n’ont rien contre les colliers GPS qu’on accroche au cou de nos joueurs comme à des vaches au printemps. Ils n'ont rien non plus contre les iPad sur les bancs de touche, rien contre les "expected goals" qui (mine de rien) sont bien utiles à l’heure de vendre de l’optimisme. Mais bon, le cœur du métier est ailleurs. Il se cache derrière les portes des vestiaires et sur les visages inquiets des veilles de défaites.

Données et moi

"Les entraîneurs intuitifs comme moi, nous sommes en danger d’extinction. Aujourd’hui ce qui prime ce sont les informations, les datas. (…)", dit-il dans El Pais. Bien sûr tous ces outils, toutes ces données dont on les abreuve sont utiles pour objectiver les problèmes. Il paraît même que les jeunes en raffolent. Mais pour les types de ce type, la fumée ne remplacera jamais le feu.

"Ce qui compte aussi c'est le caractère de l’entraîneur, son expérience et son intuition", explique-t-il.

L’intuition? C'est-à-dire? "Ce qui fait que nous, les entraîneurs, on aura toujours un temps d'avance sur tous ceux qui ne sont pas entraîneurs". Exemple? "Passe une semaine avec moi et tu vas voir. ‘Il s’entraîne très bien Untel! Pourquoi il ne joue pas?’. Je te répondrai ‘Je vais te dire pourquoi. Cette semaine il est arrivé trois fois en retard. Le jour du match il risque aussi d’arriver en retard sur le corner. Il est comme absent. Voilà, c'est ça l’intuition".

Dans une époque où les chiffres ravivent à chaque contrôle de balle raté la passion de juger, l’entraîneur de Majorque se permet une subversion: relever l’inutilité des gadgets mis à sa disposition. Ainsi à force de signer des contrats pour lutter (vainement) contre l’imprévu, on peine à accepter une idée simple: aucun outil technologique ne peut objectiver une relation humaine.

Car si les informations progressent sur les traces laissées par chacun, la connaissance de l’homme, elle, relève fondamentalement d’autre chose. Telle est l’illusion scientiste savamment entretenue par des industries gourmandes de parts de marché: plus on en sait sur un joueur (sous-entendu plus on a de données à son sujet) mieux on le connaît. On fait comme si le savoir était un immense disque dur dans lequel il suffirait de puiser pour réfléchir et décider.

Or, ce que nous dit Aguirre sur le métier de coach (et sur le football en général) c’est exactement l’inverse. C’est même à cela, dit-il, qu’on le reconnaît: l’entraîneur est celui qui, précisément, est en mesure de défier la logique. Voilà pourquoi il est à la fois un modèle et une cible pour tous les autres.

Expected Retard

Quand on pose la question à un entraîneur de Ligue 1, il confirme cette hypothèse. "Lorsque je fais des choix, je m'attache à regarder des éléments qui n’ont rien à voir avec le jeu ou la performance sportive. Je m’intéresse plutôt à la performance humaine". Performance humaine, c'est-à-dire? "Les attitudes, la manière d’arriver sur le terrain, d’appréhender les exercices qui peuvent sembler un peu relous (sic). C’est pour moi de bons indicateurs de l'état d'esprit du mec et de sa relation au projet collectif et au jeu de l’équipe. Des indicateurs qui n’avaient pas forcément à voir avec la réussite mais plutôt avec leur niveau de concentration et d’engagement dans l’exercice".

Objection qui vient tout de suite: ce domaine réservé de l’entraîneur l’est-il par manque de données existantes? N’est-ce pas plutôt un aveu d’échec (provisoire) de la technologie? Bref, si on n’arrive pas à mesurer, est-ce la faute de l’homme qui remue sans cesse ou de la machine qui n’est pas encore assez au point? On arrive bien à déterminer la qualité d'une occasion de but avec le xG. Pourquoi pas un jour les xR — Expected Retard?

C’est ici qu’il faut définir plus précisément un vieux concept de philosophie qui nous permettra de comprendre la manière toute particulière qu’a l’entraîneur de connaître le football. Ce qu'on appelle maladroitement la "prise d’information" est une réduction de l’activité cognitive à un disque dur à remplir et programmer. En raillant la fascination technologique, le vieux sage Aguirre pointe donc une dimension essentielle du métier (et sa nature fascinante): c’est par l'intuition et non le calcul que l'on connaît le mieux ce jeu.

Mélange d'expérience et de sensibilité, pleinement arbitraire et subjective, l'intuition relève d’une manière singulière de percevoir le monde en dehors de la réflexion et de toute logique formelle. C’est en revenant à l’étymologie que l'on comprend un peu mieux les paroles de l’entraîneur mexicain qui parle comme Descartes. Intuitus en latin c'est la vue. C'est-à-dire la capacité à connaître par les sens, sans autre intermédiaire que notre propre manière de sentir. Ce qu'on appelle, à strictement parler, une vision du monde.

Thibaud Leplat