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L'édito de la revue de l'After: Chez Boris, c’est soirée philo

Boris Becker

Boris Becker - ICON Sport

Boris Becker a découvert en prison le pouvoir de la philosophie stoïcienne. Et si Marc-Aurèle pouvait sauver le football? L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After.

Les vestiaires sont des prisons. C’est la première réflexion qu’on se fait en lisant l’interview de Boris Becker publiée le 10 novembre dernier dans L’Equipe. Au milieu d’étrangers, dont vous ne savez pas grand chose, à part qu’ils n’en sont pas à leur premier écart, "il ne reste que votre personnalité qui vous permet de tenir jusqu’à la semaine suivante". Becker, l’ancienne star du tennis, vainqueur de Wimbledon à 17 ans, a passé huit mois au placard pour faillite personnelle. Il raconte l’angoisse des premiers jours et le parcours initiatique qui va l’en sortir.

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Être champion en prison, c’est possible? "Vous devez être le champion de vous-même, contrôler vos émotions, vos peurs, votre anxiété, vos cauchemars, votre désespoir. Il faut surpasser ses émotions et gagner à la fin. C’est un véritable test pour votre force de caractère." Survivre entre quatre murs ou entre quatre tribunes, après tout, quelle différence? Pas besoin d’être Michel Foucault pour s’en rendre compte. Le paradoxe du sport de haute compétition c’est qu’il ressemble à l’univers carcéral dans lequel on enferme les corps récalcitrants: transparence complète, souffrance érigée en vertu, omniprésence de la discipline, orthopédie morale, individualisme radical. Et le pire c’est que tout le monde rêve d’y entrer.

"Petites PME"

Ce que raconte Becker, beaucoup d’acteurs du football le racontent en échange de la discrétion: pression des résultats, surveillance constante des médias et des réseaux, obligation de performance, dureté de la concurrence, cruauté à l’égard du faible, obligation d’exemplarité. Le terme qui revient le plus souvent est celui de "machine à laver". Blessures, primes, inimitiés, faveurs, concurrence, cupidité, intermédiaires omniprésents, matchs tous les 3 ou 4 jours, l’un d’entre eux m’avouait récemment combien l’océan d’imprévus est vaste et la solitude est grande. Rien ne vous prépare à vivre la tête dans le programme essorage de la machine à déprimer.

Idem pour les joueurs. Le premier contrat pro signé, l’enjeu pour ces "petites PME"(souffle un coach français) que sont devenus les joueurs professionnels, ce n’est plus vraiment de progresser mais de survivre à la concurrence, au public, à l’entourage. Plus on a informatisé la performance et changé les joueurs en actifs (qui permettent de financer le train de vie de nos clubs structurellement déficitaires), plus on a transformé des artistes en usine à obéir. Dans cette étrange prison, pas besoin de barbelés. Les détenus sont dociles. On en voit même quelques uns embrasser l’écusson de l’établissement avant de retourner passer leur carrière dans le camp retranché qui leur sert de centre d’entraînement.

Ce qui ne dépend pas de nous

Comment se libérer de la prison du présent quand on est soumis à un tel flot d’imprévus? Comment survivre à un contexte aussi toxique? Becker raconte une découverte et une vocation: "professeur de philosophie stoïcienne". A l’ombre, il a transmis l’enseignement de Sénèque, Epictète et surtout, Marc Aurèle, l’empereur romain et philosophe (assassiné par Joachim Phœnix au début de Gladiator de Ridley Scott). Ouvrez les Pensées et vous comprendrez le succès jamais démenti depuis 2000 ans de cette philosophie pratique, toujours numéro 1 des ventes dans le monde entier "on peut seulement contrôler ce qui est dans notre esprit. Et si on y arrive, on obtient alors un pouvoir inestimable, explique justement professeur Boris. Le reste, l'amour, le travail, les avions, les matches, c'est impossible à contrôler et cela peut rendre fou. Si vous comprenez le stoïcisme, vous ne vous rendrez pas fou avec tout ça. Vous renforcez votre esprit et vous prenez le pouvoir." Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, distinguer dans nos vies ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, consentir à ce qui arrive, se débarrasser des préjugés qui pensent à notre place, la sagesse stoïcienne est un refuge au milieu du chaos.

Socrate et Socrates

On s’imagine à tort que la philosophie est une discipline pour plateaux télés. On détourne la tête poliment quand certains osent des parallèles entre Socrate et Socrates. Boris Becker donne ici une formidable leçon aux ricaneurs: la philo est le seul sport qui libère l’esprit de l’inquiétude. La seule émancipation véritable des infortunes du corps et du quotidien ne peut venir que de l’exercice spirituel comme l’enseigne l’empereur mort en 180 ap JC. "ils se cherchent des retraites, maisons de campagne, plages ou montagnes; et toi aussi tu prends l’habitude de désirer fortement des choses de ce genre. Voilà qui est absolument vulgaire puisqu’il t’est loisible de faire retraite en toi-même à l’heure que tu voudras." Face aux sollicitations du monde et à la submersion de l’imprévu, l’énigme n’est pas de savoir pourquoi nos sportifs et leurs dirigeants devraient faire comme Boris Becker et étudier la philosophie. Non, l’énigme c’est plutôt de savoir pourquoi ils ne le font toujours pas.

Thibaud Leplat