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L'édito de la revue de l'After: Extension du domaine de l’ennui

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Ce week-end, on s’est un peu emmerdé lors de Nice-Lyon, c’est vrai. Mais d’où vient cette étrange idée qu’il faille à tout prix fuir les temps morts dans les matchs de football? L’ennui ce n’est pas le problème, c’est la solution. L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After.

A chacun sa drogue. Avant un match, j’ai instauré un nouveau rituel. Dans la main droite une bouteille d’eau ou autre (selon l’heure), j’attends la compo. Je me commente à moi-même les choix des entraîneurs. Ils sont (souvent) lorientais, parfois italien, français, espagnol, tout dépend de l’heure et des libéralités qui peuvent être accordées à un père de famille en plein week-end. Si je suis accompagné, la conversation (c’est une condition non négociable) peut être engagée. Elle est tolérée. Après tout, on n’est pas des bêtes. On a ses loyautés. Mais, attention, aucun autre sujet que le match ne sera toléré. On ne parle QUE de CE match. Oui je sais, c’est un peu brutal. Mais c’est comme ça. Mon cerveau n’y survivrait pas. Oui, c’est promis, pas de conversation politique, pas d’anecdotes de bureau, aucune référence au dernier Houellebecq, ni à Oppenheimer (que j’ai pas vu d’ailleurs, donc merci de ne pas spoiler). Vous pouvez ranger vos vidéos Youtube et signer la décharge. Prenez place en tribune ou en salon, vous êtes ici chez vous.

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La transcendance de l’ennui

Vivre un match est toujours une affaire étrange. Mettez-vous à la place de ceux qui n’aiment pas le football : qu’est-ce que ça peut bien faire de voir 22 types courir derrière un ballon ? Pourquoi nous mettre dans des états pareils pour des millionnaires dont on ne sait pas grand chose ? C’est vrai, à première vue, c’est bizarre et, en plus, il ne se passe jamais rien. Accordons-leur. Mais parlons-leur ensuite d’un autre miracle. La distance géographique, sociale, existentielle, semble tout à coup éradiquée par la proximité affective du match en direct. Regarder le football est une expérience sociale de la simultanéité de l’ennui.

La puissance de cette communion tient en une formule gagnante à (presque) tous les coups: pendant 90 minutes, plusieurs centaines de milliers (millions) d’individus qui ont tous des factures à payer, des gamins à aller chercher à l’école, des voitures à emmener à la révision, suspendent ce qu’ils sont en train de faire et s’emmerdent tous en même temps. Pendant quelques instants rituels, grâce au football, on vit l’expérience grandiose de la transcendance de l’ennui.

Le monde doit savoir

J’ai été contraint de m’imposer à moi-même cette discipline (que je n’arrive pas à suivre) du fait de fâcheuses habitudes qui, depuis quelque temps, sont venues bouleverser mon rapport à l'ennui. Passé le premier quart d’heure, ma main droite se met à chercher toute seule une échappatoire. Où ai-je posé mon portable? "X semble complètement immobile en phase de possession". Pendant des années, cette intuition ne durait que le temps que durait un contrôle de balle. Éventuellement j’en faisais part à mon voisin en marmonnant. Le match se poursuivait. On attendait qu’il se passe enfin quelque chose. Désormais, c’est plus fort que moi, il faut ABSOLUMENT que je le dise à quelqu’un.

Maintenant, deux ou trois groupes whatsapp sont en ébullition "il nous fait quoi entraîneur Y ce soir? Ce 4-3-3 asymétrique, c’est pas fait pour les caractéristiques de joueur Z." Pas d’accord, je réponds. "Joueur Z joue beaucoup plus haut d'habitude (emoji clin d’œil)…". Nouvelle notification sur twitter (pardon sur X). Le monde doit à tout prix connaître mon opinion sur ce sujet. C’est quoi le hashtag déjà? En passant je jette un œil sur Insta, on sait jamais. Pas mal la nouvelle story d’ami X. Il revient quand d’Ibiza? Et sa copine? Pourquoi elle n’est plus sur les photos? Ah merde, but. Je l’ai raté, encore une fois. Téléchargement d’une nouvelle appli pour le voir en quasi-direct. Nom d’utilisateur, code secret. Validation. Je lève le nez. C’est quoi mon code déjà? Fin de la première mi-temps. Bilan: j’ai passé plus de temps à commenter le match qu’à le vivre. Mais l’essentiel est sauf: je ne m’emmerde plus.

Poissons rouge FC

Du temps où les téléphones ne parlaient pas encore, l’ennui était le compagnon habituel de l’amateur. Pendant 90 minutes de cerveau disponible on s’accrochait à l’espoir d’une belle action comme un naufragé à une bouée lointaine, un mendiant à une aumône future. Curieusement, l’ennui ne nous éloignait pas de son objet. Au contraire, il nous en rapprochait un peu plus et aiguisant nos impatiences. Moins il se passait de choses inoubliables, plus la corde de l’attente se tendait, plus le désir de vibrer ensemble était aigu. On dit souvent aux parents qu’il est très bon que les enfants s’ennuient un peu dans leur chambre. C’est ainsi que l’imaginaire prend tout à coup le relais et offre d’immenses paysages à inventer et désirer. Chaque supporter le sait au fond de lui, les grandes épopées collectives sont toujours, et avant tout, intérieures.

Aujourd’hui, l’ennui, qui nous rendait si disponible pour l’attente, n’a plus bonne presse. Parce qu’il empêche nos cerveaux de déconnecter, paraît-il. On lui préfère la diversion vers une marque de bière ou un nouveau site de paris en ligne à consulter. Le football est la victime ordinaire de l’économie de l’attention de laquelle le football fait désormais partie. Google a même calculé, raconte Bruno Patino dans La civilisation du poisson rouge, que la capacité de concentration de nos cerveaux sans nouveauté ne dépassait pas 9 secondes (8 secondes pour un poisson rouge). Chaque instant doit être nouveau. Plus de place pour la langueur. Mort à la glande sur le canapé.

La sieste connectée

Ainsi, lorsqu'une affiche charrie trop d’ennui derrière elle, les captalogues rempliront alors l’écran (comme en Liga) de couleurs, de logos qui gigotent, d’animations inutiles, de commentaires lénifiants. Parfois, il y a même des Q/R code à scanner, comme aux caisses du Franprix. Au moins, pendant ce temps-là, fantasment les économistes du futur, on ne sera pas en train de glander sur whatsApp. Il ne faudrait pas que notre cerveau quitte des yeux le sponsor qui a payé si cher cette bannière juste au-dessus du chronomètre. Même plus besoin de regarder sa montre. La décision de s’attaquer aux "temps morts" dans le football cache donc une intention plus profonde: une lutte à mort contre l’extension du domaine de l’ennui au profit de celui du divertissement. Prochain ennemi : la sieste (connectée) devant le Tour de France.

par Thibaud Leplat