L'édito de la revue de l'After: La passion selon Labrune

Le football est le nom que l’on a donné à ce qui nous permet d’oublier que demain il faudra aller au boulot. Le lundi matin, pour la première réunion, il y aura une bonne raison de pointer le menton vers le ciel et de regarder les étoiles. Ce n’est pas qu’on sera distrait, non. Comprenez bien. Mais il y a des choses plus importantes que les "process", les "reporting" et les "hiérarchies". Il y a le maintien en jeu, les places européennes et pourquoi pas, la semaine prochaine, une victoire dans le derby. Les petits chefs n’ont jamais rien compris aux choses de l’amour.
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Le football c’est le nom qu’on a donné à ce qui détourne nos yeux de nos vies de robot. C’est au sens propre un divertissement. Le football nous connecte avec un au-delà de nous même, nous détourne les yeux vers quelque chose de plus grand que nous. La Ligue 1 c’est le dernier résidu d’aventure collective dans le monde du sur-mesure et du à la demande. On n’ose même pas appelé cela la liberté. Quelle liberté y a-t-il à faire dépendre nos état d’âme des résultats de l’OM ou du PSG? Le risque est trop grand. Non, le football est une aliénation collective mais heureuse, une torture volontaire, régulière mais partagée. On se l’inflige à soi-même pour le seul plaisir d’être vivants ensemble. Le cœur du football c’est ce combat intime contre l’ennui, une guerre contre le désespoir d’une vie trop ordonnée. Nous sommes tous Vincent Labrune.
L’ennui selon Opta
Voilà pourquoi, en ce moment, les journées de Ligue 1 sont de plus en plus insupportables. L’ambiance y est étrange. Le désir de divertissement est grand mais celui de l’offrir semble minuscule. Il y avait la bêtise, la violence, l’incurie de ses dirigeants obsédés par le train de vie de leur club. Ça, on connaît, merci. Certains y verraient volontiers une caractéristique française. À la bonne heure, l’essentiel est ailleurs. Quelque chose de bizarre: l’ennui assumé de ses rencontres. Même les joueurs le reconnaissent (écoutez Thomasson dans l’After de dimanche). Opta a mis un chiffre sur cette impression. 13 buts lors de la 11e journée, 12 à la suivante. 15% des matchs finissent sans but. Un record depuis 20 ans. Par exemple, dimanche il a fallu attendre la 75e minute pour que Lorient se décide (trop tard) à bousculer le destin, la 85e minute pour que les Lensois se révoltent enfin. Rien de plus déprimant que d’éteindre la lumière après un triste match du dimanche soir.
Pourtant les stades n’ont jamais été aussi pleins. La semaine dernière, pour la 11e journée, la LFP annonçait, triomphale, une affluence moyenne de 31.484 spectateurs. Un "record historique" insistait-elle. 2,66 millions de spectateurs en 11 journée, un taux de remplissage de 85% alors même que le nombre de matchs a diminué du fait du passage à 18 clubs. Ne se sentant pas de joie, le communiqué énumérait les stades qui affichaient, depuis le début de saison, un taux supérieur à 90%: Lens, Brest, Paris, Strasbourg, Marseille, Rennes, Clermont et Lorient. Curieusement, si l’on joue à mettre en rapport les performances sur le terrain et dans les tribunes, à part Paris peut-être, c’est une corrélation inverse qui apparaît: plus les attentes sont grandes, plus les équipes sont décevantes. Brest est rentré dans le rang, Paris aussi. Que dire de Lens, (qui peine à être à la hauteur de la saison dernière), de Strasbourg (qui ne se remet pas de son rachat), de Rennes (qui ne sait toujours pas ce qu’il veut cette saison), de Clermont (qui trompe la mort tous les ans), de Marseille (qui s’auto-détruit à date fixe) ou de Lorient (où tout est toujours à vendre)? Que dire quand le désir de donner n’est plus à la hauteur du désir de recevoir ?
Football bureaucratique
Jorge Valdano dans Los 11 Poderes del líder (non traduit), décrit la corrélation inverse entre les attentes et leur satisfaction. Un peu comme chez nous. Dans le football français, c’est bizarre, plus on attend quelque chose de vous, moins on semble pressé d’y répondre. Bien sûr, c’est parfaitement logique en termes de process (pour parler comme les powerpoints). Dans la vie de bureau, mieux vaut passer inaperçu que d’échouer et d’être ridicule. Dans nos clubs qui se bureaucratisent à mesure qu’ils se vendent au plus offrant, c’est pareil, le jeu du risque en vaut rarement la chandelle.
"la passion est enterrée sous des couches de bureaucraties qui annihilent la spontanéité, écrit Valdano. L’excès de contrôle, ne l’oublions pas, détruit toute initiative et transforme la docilité en valeur. (…) Le contrôle tue la vitalité. Seule la passion la ressuscite ".
L’ennemi du footballeur, poursuit-il, citant Jorge Griffa, idole de Bielsa et immense formateur argentin, ce n’est pas le match nul ou l’excès de passion. Non, l’ennemi pour le joueur comme pour l’amateur c’est l’indolence. Il faut comprendre ce terme au sens propre : ne plus souffrir, ne plus sentir, ne plus vibrer. "L’indolence, c’est le nom que l’on a donné à la déconnexion émotionnelle entre l’homme et la tâche qu’il développe." Jouer au football comme on irait en réunion, telle est la condition du footballeur moderne.