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L'édito de la revue de l'After: "Piqué passe à l'as"

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Après avoir saccagé la Coupe Davis, Gérard Piqué veut maintenant nous dégoûter du football. Avertissement : on ne renoncera pas si facilement à notre enfance. L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After.

Pour échapper au présent, le plus souvent, on se réfugie dans l’avenir. Et forcément, quand Gérard Piqué parle de football, le sang monte aux joues "j'ai vu mes enfants regarder un match de football, et après dix minutes, ils étaient sur leurs téléphones, leurs tablettes, en train de regarder autre chose. Le football est en compétition avec Netflix, Amazon, YouTube, TikTok. Chacun a sa limite de temps. Le foot durant 90 minutes n'est plus aussi excitant." Les remarques claquent fort. On mentirait si l’on n’admettait pas que nous non plus, il ne nous était jamais arrivé de céder du terrain à la sieste de Ligue 1 (de plus en plus comparable à la sieste de Tour de France). C’est une notification WhatsApp qui nous a sorti de la dernière, pas la énième vérification VAR qui pollue notre attention.

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C’est humain, après tout. A force de roupiller devant la Ligue 1, on finit par en vouloir au monde entier. Comme Piqué, on se lève, on se sert un verre sur le comptoir de la cuisine et on refait le monde. Les esprits divaguent. Les images sont séduisantes. On s’enthousiasme pour de nouvelles règles. Inévitablement, on s’inspire des jeux vidéos où les matchs ne durent que 10 minutes et nous tiennent en haleine des heures durant. La chose est connue des rêveurs : le réel ne pèse pas lourd face aux utopies "il faut trouver des moyens de marquer plus de buts, ou bien faire en sorte qu'une rencontre ne puisse pas se finir en match nul. Le football a peur du changement. Il a une énorme histoire, c'est très traditionnel, mais le changement va arriver, il doit arriver." Il y a une vérité dans ce qu’a dit Piqué la semaine dernière dans le Sunday Times. L’histoire du football est tout entière structurée autour d’une question qui l’obsède depuis sa séparation avec le rugby (8 décembre 1863): les règles du jeu doivent-elles céder aux injonctions de la modernité ?

C’était mieux après

A priori, quand Piqué parle — peut-être à cause de la Coupe Davis ou des ses amitiés avec Rubiales — on n’a plus tellement envie de l’entendre. Comme une Cassandre devenue millionaire grâce à ses prédictions serait immédiatement suspecte, Gérard Piqué souffre du complexe du vendeur Darty: nous vendre la solution à un problème qu’on n’avait pas avant d’entrer dans le magasin. Car l’amateur de football — contrairement à ce qu’il peut prétendre par ailleurs — est d’abord et avant tout conservateur. "Je suis conservateur d'objets directs très choisis, a dit un jour Sylvain Tesson. La langue, l'art, les paysages. Tout ce que j'aime avec une certaine forme de stabilité." Comme avec une montagne, un coucher de soleil ou un vieux monument, l’amateur de football se sent protecteur de certaines choses qui le dépassent et qui durent. Ce jeu habite autant les villes (les stades), que les cœurs (les compétitions) et le calendrier (les matchs du dimanche). Il est donc beaucoup plus qu’un vulgaire passe-temps consommé sur Tik-tok par quelques millenials à boutons. Voilà, c’est plus ou moins ce qu’on pense quand on est né au XXe siècle.

Sauf qu’il faut reconnaître à Piqué une certaine pertinence commerciale. Depuis la création de sa société Kosmos en 2017, il assume d’être représentant de l’autre branche de l’arbre du football. Née en 1885 (avec le professionnalisme en Angleterre), elle entend éloigner le football de son éthique première (un loisir d’aristocrates) pour le faire entrer dans le champ (marchand) des loisirs et du spectacle. De jeu à spectacle, cette controverse structure l’industrie du football depuis plus d’un siècle. Des tickets d’entrée en passant par la création des stades, l’invention des sponsors, des compétitions ou l’irruption des jeux vidéo: le jeu football est partie liée avec l’industrie qui le finance. Or, dès lors qu’il devient un objet de consommation il est par conséquent — comme une vulgaire chemise ou le plus misérable smart phone — soumis au cycle infernal de l’innovation. Pour gagner des parts de marché il doit envoyer le passé aux poubelles et chanter les louanges de l’avenir. Un simple coup d’œil dans les archives lui donne raison : c’est bien pour des raisons commerciales que le jeu va plus vite, est mieux filmé, attire plus de monde, est plus sophistiqué qu’il y a 50 ans. En somme, le génie du football est le même que celui de la chirurgie esthétique: faire la promotion de la jeunesse pour vendre des liftings aux parents.

Piqué au vif

Difficile donc de ne pas admettre que le temps passe et qu’un rajeunissement du visage ne nous ferait pas de mal. Mais difficile aussi de laisser impunis les sacrilèges. Car en dépit de toutes les horreurs qui le menacent, le football est à chérir comme le dernier îlot d’enfance patiemment entretenue chaque week-end. L’erreur de Piqué est de vouloir changer un objet culturel (les règles du jeu) en simple produit de consommation à obsolescence programmée (et nous refourguer sa Kings League). En prenant comme référent éthique les volatiles millenials — qui ont les faveurs des régies publicitaires contemporaines — au détriment de ceux qui les financent — leurs parents — il fait le choix du présent au détriment de la durée, de la mode au détriment de la transmission, de la consommation au détriment de la culture. On comprend pourquoi, évidemment, mais on ne peut s’empêcher de le regretter. Quand Michel Platini proposait l’inscription du football au patrimoine immatériel de l’humanité, certains ont ricané. Mais peut-être qu’il avait (encore) raison, le vieux Platoche. Car plutôt que d’essayer à tout prix de leur plaire, il est urgent d’apprendre à nos enfants à aimer les choses qui durent. Elles sont le seul sol à partir duquel croître. Soyons honnêtes, dans cinquante ans, qui se souviendra de Gérard Piqué?

Thibaud Leplat