L'édito de la revue de l'After: Ramadan, par la force des choses

D’où vient la puissance métaphorique du football? Pour la première fois en France, une série de football parle de la France de 2024. La Fièvre, diffusée depuis la semaine dernière sur Canal + dessine le face-à-face glaçant entre deux manières de voir la vie en société. D’un côté Sam Berger (Nina Meurisse), communicante mélancolique qui refuse d’abandonner l’universalisme au prix d’un feu intérieur qui la dévore lentement. De l’autre Marie Kinsky (Ana Girardot), brillant esprit et entrepreneuse de la colère qui fait son miel des frustrations des autres. Au milieu, un club de football dirigé par un président (Benjamin Biolay) embourbé dans un scandale politico-sportif.
Le spectateur engagé est pris de maux d’estomac tant la fable est réaliste. "Je crois que nous sommes nombreux dans ce cas. À voir que ce qui nous unissait, ce qui fait monde commun, entre nous les Français, est en train de se désagréger à une vitesse que je n’imaginais pas aussi rapide. C’est d’ailleurs le point d’angoisse principal: la vitesse de cette dégradation", dit Éric Benzekri l’auteur de cette série dans une interview dans Franc-Tireur.
Telle est la nature de cette fièvre, au sens propre. Le corps social souffre tout entier d’un mal inconnu mais qui petit à petit s’empare de toutes nos fonctions vitales. La température monte. Et comme un médecin devant le corps affaibli d’un enfant malade, on s’accroche au thermomètre en priant pour que la température baisse.
Voyage en théorie
Curieusement, cette série est diffusée au moment où le psychodrame favori du football français reprend. D’un côté du thermomètre, une fédération prise de zèle bureaucratique suivant à la lettre la jurisprudence du Conseil d’État datant du 29 juin 2023 relative aux principes de laïcité et de neutralité opposables aux fédérations sportives "le temps des manifestations et compétitions auxquelles elles participent".
Philippe Diallo, président de la FFF, se défend d’avoir empêché certains joueurs français musulmans de pratiquer le jeûne dans le cadre des rassemblements. "La Fédération a mis un cadre, comme à l'école. Il ne peut pas y avoir une modification de nos horaires, de notre organisation, qui soit liée à la mise en œuvre d'une pratique religieuse, quelle qu'elle soit", explique-t-il. Contrairement à la politique menée par de nombreux clubs français, il ne peut donc y avoir, en sélection (et en vertu de la délégation de service public), aucun aménagement nutritionnel et physiologique en faveur des joueurs musulmans de l’effectif.
En théorie, le raisonnement est parfait. L’article 1 de la charte de la FFF et l’article 50.2 de la charte olympique sont appliqués à la lettre. Et Éric Borghini, membre du Comex de l’institution, de conclure qu'"il ne faut pas demander à la fédération de ne pas appliquer les lois de la République". Les professeurs de droits publics sont satisfaits. Leurs étudiants aussi. Mais, problème: qui d’autre vit "en théorie"?
La vie pratique
Car le syllogisme juridique a beau être remarquable d’un point de vue logique, il ne résiste pas longtemps à son expérimentation. Le malaise s’épaissit quand il est question d’en informer les premiers intéressés. Mamadou Diawara, joueur de l’OL, aurait ainsi privilégié la pratique de sa foi (et le jeûne intermittent) à celle du football en sélection U19. Il n’en fallait pas plus pour que, de l’autre côté de la tenaille, les courageux anonymes des réseaux jettent du feu sur l’huile et dénoncent avec gourmandise une "chasse aux musulmans" à l’heure des collations. Les messages sont repris, la température monte, la crise s’aiguise. Les opportunistes de la haine se frottent les mains.
Il est vrai que les plus pointilleux auraient également pu s’arrêter sur une certaine incohérence dans l’application de l’article 1 de la charte de la fédération combattant "toute discrimination" en raison de ses "convictions ou opinions". S’accrochant à la lettre du texte, ils auraient pu voir ainsi dans cet encouragement à reporter le jeûne une entremise théologique de la fédé (qui de fait sortirait de ses attributions strictement administratives) et mettre en doute la pertinence de son règlement interne invitant au report.
Car cette réglementation, de facto, n’était destinée qu’aux joueurs musulmans (c’était le sens du cadrage réalisé par la FFF tel que révélé par L’Équipe le 19 mars dernier). Dès lors, l’institution ne se rend-elle pas involontairement coupable d’une discrimination à rebours à l’encontre des joueurs de confession musulmane? Ne pas prévoir d’aménagement, si cette décision se comprend sur le principe, aboutit à mettre mécaniquement à la marge ceux qui le pratiquent habituellement en club. Telle est la nature de ce mal qui ronge le spectateur engagé: l’alternative ne propose donc qu’une impasse et des mauvaises solutions. En philosophie politique on appelle ce paradoxe l’antinomie de l’action historique.
Anti-systèmes nerveux
Pour éviter les faux procès, peut-être faut-il ici changer de plan pour y voir clair. La série de Benzekri offre ainsi une fable intéressante sur l’incapacité française à réaliser le moindre compromis identitaire. Dans D’un siècle l’autre, Regis Debray pointe la spécificité des controverses théologico-politiques et la virulence qui les accompagne nécessairement. Il n’est pas question ici simplement d’opinions qui se répondraient poliment les unes aux autres. Le débat, en matière religieuse, est par nature impossible parce qu’organique. "Les guerres de religion n’ont pas mis aux prises des idées, mais des systèmes nerveux, car la croyance religieuse n’est pas une affaire de conscience mais d’existence".
Il s’agit bien ici de "systèmes nerveux", il faut prendre la métaphore au sérieux. Les identités (ici religieuses) sont les composantes motrices de la société tout entière. Elles dessinent des appartenances à mesure néanmoins qu’elles mettent à l’épreuve le pacte social tout entier. Paradoxe: ces fonctions épuisent le corps social en même temps qu’elles l’animent.
Telle est la raison sans doute pour laquelle les plus grands clubs français se rendent à l’évidence et n’ont d’autre possibilité que d’accompagner leurs joueurs. Le jeûne n’est alors plus considéré comme un obstacle mais un "levier de performance" confie un célèbre entraîneur comptant sur le bien-être moral que supposent l’articulation de l’identité individuelle de ses joueurs et le bien-être collectif de son équipe. Derrière des portes closes, les compromis s’imposent, comme le dit si bien le français, par la "force des choses".
Soigner la fièvre
Mais l’équipe de France est-elle une équipe comme une autre? La question demeure en suspens. Rendre possible la pratique du jeûne religieux intermittent c’est, convenons-le, mettre à disposition des pratiquants des employés de la fédération (nutritionnistes, préparateurs physiques, cuisiniers…) et donc, fatalement, se mettre dans l’anormalité républicaine. L’enjeu prioritaire étant la préservation de la santé des joueurs en même temps que la durabilité de leurs performances, il est donc faux de dire que rien ne changera dans l’organisation quotidienne si le jeûne est toléré.
Mais il est également faux de dire que c’est la pratique du culte lui-même qui est en cause. Appeler au lynchage (comme certains l’ont fait) est proprement scandaleux. Non, ce qui est en jeu, c’est la santé globale du corps social et l’acception de nouvelles normes. Si chacun doit faire un pas, c’est en arrière, pour réfléchir un peu avant de tweeter.
Benzekri a raison. La fièvre identitaire est bien de nature médicale (il faut prendre la fable au sérieux). Mais bonne nouvelle: l’observation de la nature dynamique du processus de guérison peut ouvrir une piste de réflexion sur ce qui est "normal" et ce qui ne l’est pas ou plus. En médecine il n’y a jamais de retour à la normale possible, écrit Georges Canguilhem, philosophe-médecin. La guérison ne supprime pas la pathologie. Elle aide l’organisme, au mieux, à vaincre ses effets ou, au pire, à vivre avec. "Ce qui caractérise la santé, écrit Canguilhem, c’est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles. On reste normal, dans un milieu et un système d’exigence donnés, avec un seul rein. Mais on ne peut plus se payer le luxe de perdre un rein, on doit le ménager et se ménager". La fièvre n’est pas le mal. C’est l’effort du corps pour y survivre.