RMC Sport

L'édito de la revue de l'After: VAR, manifeste pour une erreur

placeholder video
Le Real Madrid-Almeria du dimanche a mis en lumière les défaillances de la VAR. Cas d’école d'une innovation introduite trop vite et sans réflexion. L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After.

La VAR est une invention diabolique. Elle contient en elle un réservoir infini de colères à déverser sur commande. Le match qui a réveillé les démons endormis a eu lieu au Santiago-Bernabeu dimanche en fin d’après-midi. Almeria, dernier du championnat, mène 2-0 contre le deuxième du classement. Quiconque reçoit ce genre d’alerte sur son téléphone, abandonne tout ce qu'il est en train de faire et se précipite sur le premier iPad venu. A venir :soit une remontada, soit une verguenza historique. 52e minute, sur un centre au petit bonheur de Fran Garcia, la VAR interrompt le match pour un bras tendu de Kaiky, défenseur d’Almeria, devant Joselu, attaquant du Real. L’image en slow motion montre un ballon dévié. Pénalty. 2-1.

>> Abonnez-vous à la revue de l'After par ici

8 minutes plus tard, Bellingham perd un ballon (l’autre info de la journée) et revient sur Dion Lopy qui tend le bras juste sous les yeux d’un arbitre demeuré mutique. La contre-attaque aboutit à un but. 3-1 pour Almeria. La VAR s’auto-saisit et revient sur le geste initial. Lopy a mis la main dans le visage de son collègue et empêché son contre-pressing. VAR dans un sens, VAR dans l’autre. But annulé. Toujours 2-1. Deux minutes plus tard, même action que sur le premier but, mais de l’autre côté. Centre dans la boîte, épaule de Vinicius. VAR dans un sens. VAR dans l’autre. VAR en slow motion. Les légistes sont formels. Le but est valable. 2-2. 76e minute, plat du pied en lucarne de Bellingham invalidé pour un hors-jeu cinq minutes avant (ou presque) de Fran Garcia. Il y a combien au fait? Ah oui. 2-2. 11 minutes d’arrêt de jeu plus tard, le troisième est arrivé par Dani Carvajal (passe D de Jude) même si un troisième du Real sur une bicyclette stratosphérique de Bellingham (82e) eut été un scénario digne des plus grands Blockbuster espagnols. Le Bernabeu en délire célèbre avec Carvajal (faisant le moulin avec son maillot dans les mains) cette remontada des apparences. Ainsi vont les choses au pays de Don Quichotte.

Mourinho et Guardiola

Face à une telle histoire, le spectateur engagé n’a qu’une question : la VAR a-t-elle dénaturé le match? Pour Marc Pubill, le latéral andalou "quelqu’un n’a pas voulu que l’on gagne ce match." C’est qu’on a le complot sensible quand il s’agit d’expliquer l’incompréhensible. Il y a une dizaine d’années en arrière, en 2011, Mourinho se moquait de son rival Pep Guardiola qui accusait un arbitre de n’avoir pas signalé un hors-jeu de quelques centimètres sur Angel Di Maria. Le Mou ironisait à la fin de la finale de Coupe du roi 2011 remportée par le Real "Jusqu'à maintenant, il y avait un petit groupe d'entraîneurs qui ne parlait pas des arbitres, et un groupe plus grand, qui en parlait. Maintenant, après les commentaires de Pep, nous entrons dans une nouvelle ère, avec un troisième groupe qui ne comporte qu'une seule personne: un homme qui critique quand les décisions sont bonnes. C'est complètement nouveau pour moi."

Pep n’est désormais plus seul dans ce troisième groupe. Avec l’introduction de la VAR en 2017, le débat sur l’arbitrage a changé de nature. Quand la fédération espagnole met en ligne les conversations entre les arbitres du centre VAR et José Hernández Maeso, on se transforme inévitablement en juge des juges. Kaiky a bien mis la main sur le ballon, Lopy dans le visage de Bellingham et Vinicius son épaule. Difficile, ralentis sous les yeux, pistes audio dans les oreilles, de contester les interventions arbitrales. Mais, curiosité de cette invention, les mêmes images servent pour les uns (les madridistes) à asseoir les décisions sur l’objectivité supposés des images et des décisions, et pour les autres (les andalous) à revendiquer exactement l’inverse : faute sur les défenseurs sur la première situation, exagération du ralenti sur le 2e, main de Vinicius. En somme, à partir des mêmes observations "objectives" des caméras, selon les tendances de chacun, les interprétations divergent jusqu’à s’opposer frontalement. Résultat: dans ces trois situations la VAR n’a pas tranché. Elle a ajouté de la confusion à une situation qu’elle était censée éclairer.

Je ne suis pas brestois

Quand Gilbert Brisbois, la semaine dernière, invoquait la nature interprétative du jeu de football (#Jesuisbrestois), il mettait le doigt sur un vieux problème philosophique. Toute construction humaine est par nature interprétative. Einstein en a fait une théorie, Nietzsche une philosophie, Matrix une épopée. Quand il s’agit d’art, tout le monde est d’accord, l’œuvre est subjective. Aucun souci. Mais comment fonder une justice, une science, une décision importante sur un sol aussi meuble? Comment obéir, comment savoir, comment apprendre si l’objectivité n’existe pas? 2+2=4 est-elle une simple interprétation? Non, évidemment. C’est ainsi que la science moderne a inventé la notion de fait non pour contester les interprétations mais pour leur donner un cadre normatif. Le travail de la science consiste donc à enquêter c'est-à-dire créer des instruments, des expérimentations, des protocoles capables de mettre en doute nos perceptions et nos préjugés tout en fondant nos actions sur un sol stable. Comment sait-on que la terre est ronde est non plate comme nos sens semblent pourtant le constater objectivement chaque jour? Parce que Galilée lui a demandé et l'a prouvé.

Quel rapport avec la VAR? L’illusion d'une objectivité auto-instituée par un outil technologique d’expérimentation. Je rejoins Gilbert sur l’idée que le football est un "jeu d’interprétation" dans lequel la sensibilité d’un arbitre à une situation de jeu est centrale dans la prise de décision. Il s’agit bien de sentir avant même de juger. Mais je diverge sur la conclusion (supprimer la VAR). Ce n’est pas la vidéo qui pose problème mais les intentions normatives qu’on lui prête. La VAR a été introduite en 2017 par la FIFA de manière dogmatique sans étude d’impact sérieuse ni prendre en compte le changement de nature qu’elle faisait subir à l’arbitrage. Exemple: la notion paradoxale d’erreur manifeste a été importée sans la doctrine qui l’accompagne. Car, cette idée ne va pas de soi. Ce qui est manifeste, par définition, n’a pas besoin d’être discuté. Le recours à un outil vidéo pour corriger une situation litigieuse est donc, par nature, un contre-sens. Voilà pourquoi on ne s’en sort pas dans nos débats. En toute rigueur de termes, l’usage de la VAR, ne devrait être réservé qu’aux situations, précisément, où la vidéo est inutile. Dans ce Real Madrid-Almeria, seul le deuxième cas (main dans le visage de Bellingham non sanctionnée) semblait justifié parce qu’incontestable au regard de l’application du règlement: obstruction claire.

La doctrine Rocard

Importer la notion d’erreur manifeste dans le règlement ? Pourquoi pas. Encore fallait-il faire plancher les juristes et les philosophes sur une doctrine adéquate (intégration des marges d’erreur, conditions de visionnage, initiative du recours) au-delà de la simple pensée magique ("la VAR va résoudre l’injustice"). L’erreur de la VAR telle qu'on la connaît aujourd’hui est de s’être affranchie de cette doctrine pourtant indispensable et de s’instituer comme instance de ré-arbitrage opaque sans jamais questionner la pertinence de l'outil. Les étudiants en droit administratif le savent bien, la notion d’erreur manifeste ne condamne pas l’erreur en tant que telle mais la disproportion entre un fait et les décisions prises par une administration pour le sanctionner. C’est une notion sanctionnant l’équilibre du jeu c'est-à-dire la proportionnalité au regard des fins poursuivies et non la seule situation hors de tout contexte d’analyse. Soit exactement l’inverse du règlement actuel qui s’en tient aux situations abstraites (pénalty/pas pénalty, carton rouge/pas carton rouge) et non à l’équilibre général du match (cette décision risque-t-elle de trop déséquilibrer le match ?).

Au-delà des slogans et des indignations faciles, il est urgent de repenser — voire de penser tout court — une doctrine d’application de la VAR au risque de plonger nos compétitions dans l’impasse. Ici, la disproportion est évidente sur le premier pénalty (faute sur les défenseurs) et le but de Vinicius (le mouvement du bras coupable est d’ailleurs sifflé). A vitesse réelle tout était clair. Avec la VAR tout devenait confus. C’est donc un flagrant délit de ré-arbitrage et non une simple assistance à l’arbitrage terrain qu’il faut constater. Quelle conclusion en tirer? Celle de Michel Rocard: "toujours préférer l'hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare."

Thibaud Leplat