
Boxe: Violée à 12 ans, championne du monde sans lit, la folle histoire de Heather Hardy

Heather Hardy après avoir remporté le titre mondial WBO des plumes en octobre 2018 - AFP
L’illustration du post épinglé sur sa page Twitter la raconte mieux que mille mots. A gauche, un nez explosé et un visage en sang. A droite, des lunettes tendance, une belle coupe de cheveux et la couleur du sang mais pour son rouge à lèvres. Et cette légende: "Vous pouvez revenir de n’importe quoi". Si elle évoque un combat, Heather Hardy a surtout résumé son existence en une formule. L’Américaine d’origine irlandaise, championne WBO des plumes invaincue, qui fait face à un défi XXL ce vendredi soir au Hulu Theater du Madison Square Garden (New York) en remettant sa ceinture en jeu – avec en prime le titre intérimaire WBC – contre la Portoricaine Amanda Serrano (36-1-1 ; 27 KO ; 30 ans), championne du monde dans... sept catégories différentes (un record chez les femmes) et considérée par tous les spécialistes comme une des meilleures boxeuses de la planète toutes catégories confondues.
"Je pensais que c’était ma faute car j’étais droguée"
La combattante de Brooklyn, 37 ans, n’est pas la favorite des bookmakers, pas une habitude pour elle sur un ring. Pas grave. Les obstacles à surmonter, elle en a vu d’autres. Rocky et Million Dollar Baby peuvent aller se rhabiller. "En boxe, je n’ai jamais été l’outsider, explique-t-elle au site BoxingScene. Mais dans la vie, je me suis battu pour remonter du fond depuis que je suis petite. Cela dit beaucoup sur ma personnalité car elle ressort encore plus quand vous devez combattre alors que vous êtes au plus bas. Je sais ce que c’est." Vous n’avez pas idée à quel point... "J’avais environ 12 ans quand j’ai été violée", lâche-t-elle dans le mini-documentaire I Struggle. I Rise. Une connaissance du quartier va abuser de la jeune fille, tombée dans les vapes après avoir fumé un peu trop d’herbe. Heather se réveille alors que le viol est en cours. Cicatrice éternelle, et plus que ça encore.
Elle mettra dix ans à en parler et ne portera jamais plainte. "Je pensais que c’était ma faute car j’étais droguée même si je suis persuadée qu’il m’avait drogué en plus à mon insu, avouait-t-elle au site ESPNW en 2014. Et si j’en disais trop et que les gens de mon quartier l’apprenaient, ils auraient pu le tuer." Il y a cinq ans, l’épisode la hantait encore parfois la nuit. "Le viol est quelque chose qui vous laisse sans espoir, se souvenait-elle dans I Struggle. I Rise. Tu ne peux rien faire pour améliorer les choses. J’étais fatiguée de penser que c’était ma faute et je l’ai raconté à quelqu’un. Et j’ai eu l’impression de récupérer une partie de moi."
La colère intérieure rumine et Hardy l’exprime à sa façon. Dans les rues de la populaire et travailleuse Gerritsen Beach, dans le sud de Brooklyn, elle n’hésite pas à faire le coup de poing quand on l’embête. La trajectoire a donné lieu, plus tard, à un savoureux échange avec une partenaire d’entraînement raconté à ESPNW: "Tu as 30 ans et tu n’as jamais pris un coup de poing dans la tête? Mais où as-tu grandi?"
"A un moment, je n’avais même pas deux œufs pour faire à manger à ma fille"
Les obstacles ne vont pas s’arrêter là. Mariée à son amour de lycée en 2004, celle qui souhaitait "être la première lanceuse féminine des Yankees" puis "détective de police" (elle est diplômée en psychologie judiciaire) finit par tomber enceinte la vingtaine à peine entamée. "Dans mon quartier, à l’époque, quand tu tombais enceinte si jeune, tu te mariais et tu devenais une mère", rappelle-t-elle dans le mini-documentaire The Heat (son surnom). Elle va donner tort à ceux qui le pensaient.
Quelques années plus tard, son mariage part en vrille. Un divorce avec fracas, monsieur refusant de payer une pension alimentaire pour la petite Annie et quittant le foyer avec toutes les économies du couple sous le bras. Il faut multiplier les petits jobs, "quatre ou cinq en même temps", pour joindre les deux bouts et assumer sa fille tout en aidant sa sœur et son neveu. "Il n’y avait pas assez d’heures dans la journée pour gagner l’argent nécessaire aux factures que je devais payer, glisse-t-elle avec des trémolos dans la voix dans le mini-documentaire Heather Hardy. J’avais tellement de retard, je n’arrivais pas à le rattraper. A un moment, je n’avais même pas deux œufs pour faire à manger à ma fille. Tu as l’impression que tu n’y arrives pas peu importe ce que tu fasses. Je n’avais aucune chance de m’en sortir. Maintenant, quand je combats, j’ai toujours une chance."

La boxe entre alors dans sa vie. Elle va la bouleverser. Débutante de 28 ans, Hardy se met au noble art en 2010 et se retrouve devant une foule de Long Island pour son premier combat amateur à peine trois semaines après ses premiers entraînements. Electrochoc. "C’était censé être juste pour le fun, se souvient-elle dans The Heat. Mais après ma victoire, c’est comme si un million de pièces d’un puzzle s’étaient enfin assemblées pour fabriquer la plus belle des images. Je me suis dit: 'C’est pour ça que je suis là'. C’était ce qui me manquait et qui j’étais vraiment." Et de compléter: "Je suis quelqu’un de timide et j’avais la sensation d’être envoyé à l’abattoir quand je marchais vers le ring. Mais mon cousin m’a parlé et m’a dit d’imaginer qu’un tigre était en face et qu’un seul de nous pouvait sortir vivant. J’ai explosé cette fille. Et pour la première fois de ma vie, je sentais que quelque chose n’appartenait qu’à moi."
"On était sans électricité, eau ou chauffage pendant près d’un mois. Il n’y avait plus de transports. Je devais courir plusieurs miles pour aller au travail"
La flamme de celle qui a aussi fait du kickboxing et du muay-thaï, avec succès à chaque fois, tape dans l’œil d’un coach du Gleason’s Gym, qui l’invite à venir s’entraîner dans cette salle mythique de Brooklyn où sont passés Jake LaMotta, Muhammad Ali, Mike Tyson et tant d'autres. Elle va y trouver une autre famille. "Je sentais que je pouvais donner plus à ce monde que d’être la mère de quelqu’un ou la femme de quelqu’un, confie-t-elle dans Heather Hardy. La boxe m’a apporté ce sens de moi-même qui m’a donné la force de pouvoir faire tout le reste. Je pouvais enfin être Heather à nouveau." Les débuts professionnels ont lieu en août 2012, chez elle, à New York, face à sa compatriote Mikayla Nebel. Qui la met à terre dès le premier round! "Je me suis dit que ma carrière était terminée si je perdais ce combat", raconte-t-elle à ESPNW. Alors elle se relève, repart en avant et l’emporte sur décision unanime. Une métaphore de sa vie.
L’autre, celle de ses galères, c’était le matin du combat: avec son manager, coach et petit ami, Devon Cormack, elle tenait "un petit stand de limonade" dans Times Square pour vendre des billets pour la soirée (13.000 dollars rapportés), gain qui représentera une partie de sa bourse. Chaque dollar compte. Un mois avant, un feu dans son appartement a détruit presque tout ce qu’elle possédait. Elle doit alors retourner habiter chez ses parents, à Gerritsen Beach. Mais en octobre 2012, l’ouragan Sandy frappe Brooklyn. "L’eau a commencé à déborder de toutes les petites ouvertures dans le sol, explique-t-elle dans The Heat. On a pris les enfants et on a dû sauter par la fenêtre car on ne pouvait pas ouvrir la porte, la pression de l’eau était trop forte. On est sortis juste à temps. On était sans électricité, eau ou chauffage pendant près d’un mois. Il n’y avait plus de bus, plus de train, plus de transports. Je devais courir plusieurs miles pour aller au travail. Je donnais cours à mes élèves dans le noir et je dormais dans les bureaux de la salle pour être toujours là au cas où quelqu’un ait besoin d’une leçon, ce qui me permettait de toucher quelques dollars."
Son rêve du moment? Pouvoir s’acheter un lit avec la bourse de son choc contre Serrano...
Si son histoire personnelle a fait grimper sa notoriété ("Ils m’ont vite connu quand j’ai commencé à botter des culs", s’amuse-t-elle), les difficultés ne sont plus les mêmes mais persistent sept ans plus tard. Depuis, elle a pourtant multiplié les actes de pionnière. Invaincue en 22 combats professionnels, championne du monde WBO des plumes depuis octobre dernier, combat pour laquelle elle avait poussé HBO à allonger sa diffusion pour qu’il soit diffusé, Hardy a été la première boxeuse à signer un contrat à temps plein avec le célèbre promoteur Lou DiBella, qui a vu en elle "les qualités et l’histoire pour devenir une star". La première à combattre au Barclays Center de Brooklyn, en 2014. La première en près de 25 ans à boxer sur une chaîne de télévision nationale, NBCSN, en 2016, année où elle s’est associée à la marque Dove pour la campagne #MyBeautyMySay. Elle s’est aussi mise au MMA en 2017, réussissant une transition pas facile pour quelqu'un qui a commencé si tard pour un bilan de 2-2 au Bellator (là où on lui a cassé le nez), pas dans une organisation de seconde zone donc, afin d’améliorer son quotidien financier difficile dans une discipline, la boxe, où les diffuseurs sont encore loin d’en faire assez pour mettre en avant les femmes et où il ne lui reste plus grand-chose une fois les dépenses pour sa préparation retirées.

Car depuis cinq ans, celle qui élève seule sa fille de 15 ans est obligée de dormir sur le canapé de son petit appartement new-yorkais. Même quand elle prépare le défi Serrano, Heather se lève avant le soleil pour aller à la salle, où elle est coach personnelle pour des clients (elle entraîne aussi des boxeurs amateurs), un job à temps plein, avant de pouvoir s’entraîner. Son rêve du moment? Pouvoir s’acheter un lit avec la bourse de son choc contre Serrano... Voix persistante dès qu’il s’agit de pointer les inégalités salariales dans son milieu depuis son début de carrière, Hardy n’a pas manqué l’occasion d’un des combats féminins les plus attendus depuis longtemps, et de sa plus belle bourse en carrière (idem pour son adversaire), pour en remettre une couche.
"La différence salariale dans mon sport est flagrante et dégoûtante"
"Vous ne venez pas affronter quelqu’un comme Amanda Serrano pour des cacahuètes, lance-t-elle à Yahoo Sports. Ils doivent me payer pour ça, et bien, non? Je ne vais pas me faire un salaire à six chiffres mais c’est un pas dans la bonne direction. Est-ce que je vais prendre quelque chose qui s’approche de ce qu’un mec champion du monde à 22-0 et qui affronte un adversaire titré dans sept catégories toucherait? Bien sûr que non. Je ne m’en approche même pas. Mais c’est un chèque correct, je ne me plains pas." Et celle qui vend toujours des billets pour les cartes où elle combat (elle touche une commission) d’enfoncer le clou: "On va vraiment dans la bonne direction. Dans la plupart des professions, les femmes gagnent 80 cents pour un dollar pour un homme. La différence salariale dans mon sport est flagrante et dégoûtante. Mais la différence existe dans toutes les professions à travers le pays et cela va être une lutte permanente pour les femmes pour changer ça, pas seulement dans la boxe."
Son promoteur, DiBella, qui croit l'égalité impossible à atteindre, préfère l’idée d’une "justice salariale" avec des bourses au niveau moyen d’un champion du monde masculin pour les boxeuses qui peuvent être des têtes d’affiche de leurs soirées. Le combat contre Serrano, qui s’annonce spectaculaire entre deux combattantes guerrières, l’aidera dans sa cause s’il atteint les sommets espérés. Son adversaire, mère célibataire de Brooklyn comme elle, partie dans le MMA en 2018 (1-0-1 chez Combate Americas) pour "le chèque et être plus reconnue" (New York Post) comme elle (les deux veulent désormais se concentrer sur la boxe), partage ses luttes. Les deux se connaissent bien, se respectent et ont déjà sparré ensemble dans le passé. Mais la championne du monde dans sept catégories différentes, que beaucoup d’autres couronnées ont préféré éviter, emporte les faveurs des pronostics. Normal vu la puissance de cette machine à KO, caractéristique plus rare dans une boxe féminine où les combats en dix rounds de deux minutes n’aident pas à en voir.
"Je suis la fille la plus dure et la plus résiliente que je connaisse"
De quoi refroidir "The Heat", qui ne cache pas que "personne ne (l)’a frappée aussi fort de toute sa vie" que Serrano en sparring? C’est que vous n’avez pas bien lu l’histoire de celle qui n’a pas été perturbée par les commentaires acerbes sur les réseaux sociaux après son nez cassé au Bellator 185... "Je suis la fille la plus dure et la plus résiliente que je connaisse, lâche-t-elle à Yahoo Sports. Combien vont se faire casser le nez et dire: 'Je m’en fous, essayons encore'? Vous ne pourrez jamais me briser. Si ce coup de pied ne m’a pas fait lâcher l’affaire, dites-moi ce que deux mains vont pouvoir faire contre moi..." Et de poursuivre pour BoxingScene: "Je n’ai peur de personne. Et si quelqu’un peut rivaliser avec Amanda, c’est quelqu’un qui n’a pas peur."

Les spécialistes l’écartent déjà, avec dans le viseur un combat entre Serrano et l’Irlandaise Katie Taylor, championne unifiée des poids légers, toutes deux en contrat avec Matchroom. "On a presque dit que j’étais son échauffement avant Katie et un journaliste a écrit que ça allait être la victoire la plus compliquée de sa carrière, souligne Hardy pour BoxingScene. Les gens m’apprécient, ils veulent que je gagne, mais personne ne pense que je peux le faire à part ceux qui sont avec moi tous les jours. J’ai l’impression de devoir combattre tout le monde pour gagner ce combat mais je m’en fous. J’ai fait des choses dont personne ne rêvait que je puisse faire. Imaginez si j’avais pris le micro en 2012, quand je suis passée pro, pour dire que six ans plus tard j’allais devenir championne du monde pour la première fois sur HBO. Combien de personnes m’auraient rigolé au nez?"
"C’est OK d’avoir une fille et de faire carrière. C’est OK d’être une femme et d’être boxeuse. C’est OK d’être forte, dure et indépendante"
Plus personne ne rit. Dure au mal, résistante, violente quand il faut l'être, l'Américaine affiche des stigmates de vie qui dessinent sa trajectoire de carrière dans les sports de combat. Pour le site du magazine The Ring, cela donne ça: "Je suis très excitée par ce challenge contre Serrano. Tout le monde sait que j’ai les couilles pour le relever (sic). J’ai grandi avec une mère dure, croyez-moi, personne ne peut me faire peur après ça. (Rires.) J’ai un gros cœur. Et un menton en acier." Une motivation écrite à l’encre des obstacles de la vie, aussi, pour celle qui a préféré se servir de l’horreur d’un viol "comme carburant pour faire quelque chose de bien plutôt que comme une excuse pour ne rien faire" (I Struggle. I Rise).
"Mon arrière-grand-mère disait toujours que Dieu fabriquait votre dos pour pouvoir supporter le fardeau. Je n’ai jamais affronté un problème dans ma vie sans me souvenir de ça. Je peux gérer, sinon Dieu n’aurait pas mis cet obstacle sur ma route. (...) Ce que je veux montrer à ma fille, c’est que si tu travailles suffisamment, tu peux atteindre tes rêves et tes objectifs. C’est OK d’avoir une fille et de faire carrière. C’est OK d’être une femme et d’être boxeuse. C’est OK d’être forte, dure et indépendante. (...) Je combats chaque fois comme si c’était le dernier round de ma vie. Je peux être battue mais personne ne peut m’empêcher de me relever. Peu importe ce que tu mets sur ma route, je ne vais pas m’arrêter. Je peux être à moitié morte, explosée, avec un poignet cassé et une cheville tordue, je continuerai quand même à me battre. C’est ça, être une championne." Avec Heather Hardy, le mot s’écrit en lettres majuscules.