La querelle de l’ancien et du moderne

Mahiedine Mekhissi - -
Pas trop de risques de les voir se balader côte à côte dans les rues de Barcelone. « Chacun trace son chemin », résume Mahiedine Mekhissi. « On se respecte », tempère Bouabdellah Tahri. Les deux hommes écrasent depuis deux ans l’Europe du 3000m steeple, dont ils détiennent les meilleures performances continentales 2010 ; avantage temporaire à Tahri, auteur d’un excellent 8’03’’72 sur ses terres messines au printemps.
Leur rivalité est née avant les derniers Jeux Olympiques. Inconnu du grand public, Mekhissi dame le pion aux Kényans lors du meeting de Monaco. « Ils ne me font pas peur », lâche le gamin de 22 ans en parlant des coureurs des hauts plateaux, maîtres historiques de la discipline. Son extraordinaire deuxième place à Pékin dans la foulée renforce les soupçons. « Questions d’argent », titre L’Equipe. La progression du Rémois interpelle. Douze secondes en une saison. Dopé ? « Mais les gens ne le connaissent pas ! », s’insurge son entraîneur d’alors, Zhouir Boughali. Cinquième de la finale, Tahri parle de ce « garçon qui arrive » avec des airs de ne l’avoir jamais vu. Mekhissi avait pourtant été sacré champion d’Europe espoirs du 3000m steeple l’année précédente. « Tahri est jaloux, lâche Mekhissi. Cela faisait des années qu’il était le seul Français sur la distance, il faut le comprendre… »
Entre les deux hommes, la brouille s’estompera au fil des mois. Confession de Mekhissi à RMC Sport à son arrivée en Catalogne : « C’était en juin 2009, on ne se parlait plus depuis Pékin. On était à Font-Romeu à l’entraînement. J’ai serré la main d’un ami commun. Et donc j’ai été forcé de saluer Bouabdellah, qui était juste à côté. On s’est regardé, on s’est dit qu’il fallait crever l’abcès. On est allé boire un café, on s’est rendu compte que notre brouille venait du fait qu’on s’était parlé par médias interposés, pas en face. Depuis, on échange beaucoup, on va même manger ensemble parfois. Et ça va beaucoup mieux. »
Au point de laisser place à une empoignade comme l’athlétisme tricolore en a rarement connu. Dernier terrain de jeu répertorié, l’improbable 2000m steeple. Le 25 juin, Tahri réalise la meilleure performance de tous les temps sur la distance… avant d’être battu une semaine plus tard par Mekhissi (5’10’’68). Le 10 juillet, pour leur seule confrontation directe de la saison, le Lorrain prend sa revanche en s’adjugeant le titre de champion de France du 3000m steeple. « Bouabdellah m’a surpris par son accélération », reconnaît Mekhissi, beau joueur.
Neuf frères et sœurs
Car les deux hommes ont plus d’un point commun. Issus de familles très modestes, ils ont appris très tôt à se débrouiller seuls. Fils d’un maçon originaire d’Oran, le Champenois a neuf frères et sœurs. Il n’a pas hésité à quitter le cocon de l’Insep, sorte d’ENA du sport français, pour rentrer chez lui. « Il y a trop de bla-bla, trop de chichis là-bas. Mon entraîneur me disait : ‘Je te prépare pour 2012’. Je lui répondais : ‘Mais on est en 2008, là…’ » Quant à Tahri, il gagnait l’argent du foyer dès les juniors en courant les cachets. Lui aussi a eu maille à partir avec le principal quotidien sportif français, qui l’a accusé en 2007 de mensonge dans un dossier de dopage organisé. L’affaire s’est terminée devant les tribunaux. Aucune preuve à l’arrivée, pas plus que pour Mekhissi.
Grand voyageur, épris de découvertes, l’ami de Mehdi Baala peut passer jusqu’à huit mois de l’année à s’entraîner à l’étranger, particulièrement en Afrique. Eternel placé, il n’a conquis sa première médaille internationale qu’à 30 ans. C’était aux Mondiaux de Berlin, il y a onze mois. Un bronze au goût d’or. Un déclic aussi : depuis, Tahri enchaîne les performances, comme ce record d’Europe du 5000m en salle cet hiver. « Cette concurrence me stimule », reconnaît l’élève de Jean-Michel Dirringer. Comme la réciproque est vraie, la querelle désormais uniquement sportive entre l’ancien et le moderne devrait se poursuivre à Barcelone. Pour le plus grand bonheur de l’équipe de France, malgré l'élimination de Vincent Zouaoui-Andrieux en série.