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Ces théories du complot après l'accident de Froome symboles du doute permanent autour du cyclisme

Chris Froome

Chris Froome - AFP

La chute de Chris Froome en juin en marge du Dauphiné, qui l’a obligé à déclarer forfait pour le Tour, a charrié les plus délirantes théories du complot sur les réseaux sociaux. Comme la moindre performance d’un cycliste donne lieu à des accusations sans preuve sur l’évidence du dopage de tel ou tel champion. Victime tout sauf illogique de son passé et de sa réputation, la petite reine paie les pots cassés de son histoire pour apparaître comme un champ où pousse le doute en permanence. Et le Team Ineos du quadruple vainqueur de la Grande Boucle offre un cas d’école.

Le 11 septembre est l’œuvre des services secrets US, les Américains n’ont jamais marché sur la Lune et Michael Jackson est toujours vivant, incognito sur une île déserte. Plus ou moins farfelues, plus ou moins crédibles, les théories du complot pullulent à travers le monde. Et le sport de haut niveau n’est pas épargné. On connaissait, liste loin d’être exhaustive, l’empoisonnement de l’équipe néo-zélandaise de rugby avant la finale de la Coupe du monde 1995 - remportée par l’Afrique du Sud à domicile avec Nelson Mandela remettant le trophée au capitaine blanc des Springboks, François Pienaar, dans un symbole hyper important pour un pays sortant tout juste de l’apartheid - ou la retraite de Michael Jordan en 1993 pour couvrir une suspension secrète pour sa dépendance au jeu.

Depuis quelques semaines, c’est au tour de Chris Froome d’y avoir droit après sa chute en marge du Dauphiné qui l’a privé du Tour. Il suffit de regarder sa dernière photo postée sur les réseaux sociaux pour comprendre. Sur son lit d’hôpital, dont il est sorti jeudi, le quadruple vainqueur de la Grande Boucle pose avec un lion en peluche envoyé en cadeau par le sponsor du Maillot Jaune pour lui souhaiter une bonne convalescence. Un lion en peluche dont le regard a provoqué des sourires moqueurs dès les premiers commentaires. "Vous avez vu ces yeux révulsés? Lui aussi hallucine de ne voir aucune trace des blessures de Chris..."

"Des événements complexes ne collent pas avec des explications simples, comme Chris Froome qui chute en voulant se moucher"

Quand on enquête parfois sur le dopage et que des gens sensibles à cette question appartiennent à son réseau, lire ce genre de choses n’a rien d’étonnant. Depuis l’accident de ''Froomey'', les théories du complot se sont multipliées autour de ce sujet. Si le but n’est pas de relayer des foutaises ou de rentrer dans leurs détails, lister les ''arguments'' permet de réaliser l’ampleur du phénomène. Vous êtes prêts? Son accident aurait été mis en scène voire n’aurait pas eu lieu du tout. La façon de le traiter médicalement sur place pendant deux heures ne colle pas à ce qui lui serait arrivé.

Il n’existe aucune photo ou vidéo des moments juste après la chute. Le premier cliché de Chris Froome à l’hôpital posté par l’équipe Ineos ne correspond pas à la gravité de telles blessures (grave fracture du fémur, coude, côtes et bassins cassés, fracture d’une vertèbre cervicale). C’est un coup monté de l’UCI et ASO pour l’empêcher de gagner un cinquième Tour. C’est une façon de maquiller un contrôle antidopage positif ou de se protéger de l’annonce du laboratoire français antidopage de Châtenay-Malabry qui affirme être en mesure de détecter les microdoses d’EPO jusqu’à quarante-huit heures après la prise. Ou une arnaque à l’assurance. Les francs-maçons ou une société secrète seraient dans le coup et des signes sataniques seraient visibles sur les photos de la scène de l’accident (on a vraiment lu ça...).

La police et les pompiers sur les lieux de l'accident de Chris Froome en marge du Dauphiné
La police et les pompiers sur les lieux de l'accident de Chris Froome en marge du Dauphiné © AFP

On ne va pas perdre des lignes et des lignes à détruire chaque théorie une à une, un excellent papier signé Neal Rogers sur le site CyclingTips s’en charge en les remettant dans le contexte de la réalité via les faits et rien que les faits. On va par contre s’interroger sur leur nature, d’où elles viennent et tout ce que cela raconte sur le cyclisme, pas épargné par ce phénomène dans le passé, que ce soit pour le coup de poing sur un Eddy Merckx en jaune sur le Tour 1975 ou les hélicos qui auraient volé bas pour desservir le Français Laurent Fignon face au local Francesco Moser dans le dernier chrono du Giro 1984.

"Que les gens soient attirés par les théories du complet, c’est tout à fait normal car tout le monde veut comprendre le monde autour de soi, rappelle Mathew Marques, professeur de psychologie sociale spécialisé dans les théories du complot à l’université La Trobe de Melbourne (Australie), interrogé par CyclingTips et qui a écrit un article sur la question pour le site The Conversation. Des événements complexes ne collent pas avec des explications simples, comme un multiple vainqueur de grands Tours comme Chris Froome qui chute juste en voulant se moucher, donc les gens créent des récits pour tenter d’expliquer ce qu’ils ressentent comme quelque chose de très important."

Un sport où la réalité dépasse parfois la fiction

D’autant plus à l’heure de ces réseaux sociaux qui vous laissent souvent entre personnes qui pensent la même chose. "Si croire et partager ce genre de choses permet de satisfaire un désir d’appartenance, et de maintenir une bonne image de soi par rapport aux gens qui pensent pareil, cela sert un besoin", poursuit le spécialiste. Qui ne cache pas que les individus impliqués n’aident pas à calmer les ardeurs conspirationnistes. "Avec Sky et maintenant Ineos, on a beaucoup d’anciennes histoires où l’équipe n’a pas été très transparente sur certains points et ça offre un très bon contexte pour que de telles théories se développent."

Sans oublier la toile de fond générale: ce cyclisme terreau du doute permanent, où la réalité est parfois moins crédible que la fiction comme quand Floyd Landis avait raconté le faux incident mécanique du bus de l’US Postal sur une route de montagne pour pratiquer en toute tranquillité des transfusions sanguines à l’intérieur ou quand Lance Armstrong avait expliqué comment le président de l’UCI de l’époque, Hein Verbruggen, lui avait "conseillé" d’antidater le certificat médical qui lui avait permis d’expliquer son contrôle positif aux corticoïdes sur le Tour 1999, le premier de ses sept succès depuis retirés. "Le cyclisme a connu toutes ces histoires incroyables qui nourrissent les doutes du présent, estime Mathew Marques. Il est sain d’être sceptiques des autorités et des informations qu’elles donnent mais si on pense à ces théories sur un même continuum, on arrive au point où cela devient une idéologie et la lentille à travers laquelle on voit tout, ce qui empêche d’utiliser d’autres procédés comme la vérification d’informations ou la recherche d’une explication plus simple."

"Le vélo est un des sports les plus propres"

On touche là une réalité: la petite reine a trop de casseroles aux fesses dans son histoire pour ne pas donner lieu à s’interroger pour les sceptiques de nature. Sur un éventuel complot, donc, mais aussi et surtout sur le dopage. De Tom Simpson sur le Ventoux à Floyd Landis ou aux troubles autorisations à usage thérapeutique de Bradley Wiggins et Chris Froome, en passant par les affaires Festina et Puerto mais aussi Lance Armstrong et Floyd Landis, entre de nombreux autres cas, sa tête de coupable avant d’être jugé ne vient pas de nulle part. Un passé trouble qui rend difficile l’évolution de la perception extérieure même si le cyclisme est sans aucun doute le sport qui en a le plus fait sur ce plan depuis le séisme du Tour 1998.

"Il y a eu une prise de conscience car il en allait de la survie de la discipline et de l’image de ses grandes épreuves, rappelle Mathieu Téoran, secrétaire général de l’AFLD (Agence française de lutte contre le dopage). C’est peut-être la première fédération internationale qui s’est dotée d’un organisme indépendant, une fondation qu’il ne contrôle pas et qu’il finance en partie via les équipes professionnelles, pour mener les contrôles antidopage. Ce n’est pas le président de l’UCI, David Lappartient, dont on sait qu’il est très engagé dans la lutte contre le dopage, qui désigne les sportifs à contrôler. Et les enquêtes ne sont pas sous son autorité mais sous celle d’une entité indépendante, ce qui est un grand progrès car toutes les fédérations n’ont pas ce système-là."

Chris Froome se rend à un contrôle antidopage lors du Tour 2013
Chris Froome se rend à un contrôle antidopage lors du Tour 2013 © AFP

Ce qui n’empêche pas les messages agressifs du public ou les petits malins déguisés en seringues sur les routes de certaines courses. Passé, quand tu nous tiens… "Personnellement, ça me semble assez injuste vu le travail effectué dans le cyclisme, estime Damien Ressiot, directeur du département des contrôles à l’AFLD et ancien journaliste spécialisé dans les questions de dopage pour L’Equipe. Ce sport a une histoire jalonnée de cas plutôt spectaculaires mais il a su faire face à cette réalité et il a été pragmatique. Il a pris des mesures et a été un pionnier dans ce domaine, je pense notamment au passeport biologique, à la localisation ou à l’aspect sanitaire, qui est très important dans le cyclisme aujourd’hui. C’est probablement le sport qui aborde ce problème le plus en profondeur. Il y a des garde-fous beaucoup plus solides que dans le passé. Le dopage organisé dans une équipe me paraît être une hypothèse à écarter, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans."

Les acteurs du peloton, eux, subissent les conséquences d’un système que les anciens avaient corrompu en masse avec des contrôles en pagaille et une loupe médiatique grossissante sur le moindre cas positif. Mais ils savent être obligés d’en passer par là. "Je pense que le vélo est un des sports les plus propres, explique le coureur français Thibaut Pinot, vainqueur du dernier Tour de Lombardie et l’un des gros outsiders pour la victoire sur la Grande Boucle 2019. J’en suis même certain. Bien sûr que ça nous agace. On fait tout pour donner une bonne image mais on a une étiquette et on subit ce qui s’est fait dans le passé. Et pour enlever cette image-là, de coureurs cyclistes dopés, ça prend du temps. Avec la nouvelle génération, on prouve qu’on peut gagner de très belles courses, et même les plus belles au monde, en étant clean."

L'infection respiratoire au timing... différent selon les versions

Avec son passé, le cyclisme aura tout de même toujours une obligation: être le meilleur élève possible pour ne pas laisser de place au doute. Ce qui ne fonctionne pas toujours. Prenons encore le cas Chris Froome. Après son contrôle anormal au salbutamol sur la Vuelta 2017, pour lequel il sera finalement blanchi, une pasionaria irlandaise de l’antidopage qui tient un blog a compilé toutes les déclarations du coureur britannique et de son entourage au sujet de son asthme d’effort, explication du salbutamol de la Vuelta mais également de l’aérosol de Ventoline dont on l’a vu se servir à l’issue de plusieurs étapes et de ses deux autorisations à usage thérapeutique (AUT) pour de la prednisolone en 2013 et 2014 afin de lutter contre une infection respiratoire. Et selon les versions, ''Froomey'' subit cette pathologie depuis "l’enfance", "l’adolescence" ou "toute (s)a vie". Il n’a également demandé que deux AUT pour lutter contre cet asthme d’effort tout au long de sa carrière, dont aucune avant 2010… quand elles étaient pourtant obligatoires (ce qui n’est plus le cas depuis).

"Le fait que certains embrassent cette idée reflète l’espace dans lequel Froome et Ineos existent"

Et dans son livre sorti en 2014, où il explique tous les obstacles rencontrés et franchis pour devenir un grand champion, il ne fait à aucun moment mention de son asthme, pointant la bilharziose (maladie tropicale dont il a été victime) comme l’origine de ses affections respiratoires à l’arrivée des courses. Tout cela ne l’incrimine pas et ne prouve rien à part une chose: le doute ne devrait plus avoir sa place dans un sport qui a tant souffert avec Lance Armstrong. Avec un Chris Froome tout sourire et à peine amoché en photo quelques jours après son crash, il avait toute la place pour laisser se développer les théories du complot.

Injuste? Sans doute. Mais il n’y pas de fumée sans feu et les Sky-Ineos/Froome ont trop souvent semblé flirter avec les limites pour ne pas se trouver dans le viseur à la moindre suspicion. "De mémoire, je ne me souviens pas d’un coureur ou d’une équipe visés par un tel taux de méfiance, écrit Neal Rogers sur le site CyclingTips. Mais cela n’arrive pas tout seul. Depuis dix ans, Chris Froome et Dave Brailsford, avec Bradley Wiggins et les drôles de docteurs de l’équipe Geert Leinders et Richard Freeman, ont créé un climat de scepticisme autour de leur équipe, de ses performances et de ses explications."

Un drap couvre la tête de Chris Froome au moment d'embarquer dans un hélicoptère pour être transféré vers un hôpital après sa chute en marge du Dauphiné
Un drap couvre la tête de Chris Froome au moment d'embarquer dans un hélicoptère pour être transféré vers un hôpital après sa chute en marge du Dauphiné © AFP

Et de poursuivre en expliquant combien la propagation des théories délirantes autour de la formation britannique raconte aussi la place du cyclisme dans l’imaginaire collectif post-période Lance Armstrong : "Un certain scepticisme à l’encontre de Froome et Ineos est justifiée. Mais croire qu’ils ont pu mettre en scène un accident plutôt que simplement avoir un accident repousse les limites de la crédulité. Il suffit de penser au niveau de sophistication, planification et collaboration qui seraient nécessaires pour faire quelque chose comme ça et se demander ce qui est le plus plausible. La plupart connaissent la réponse. Mais le fait que certains embrassent cette idée reflètent l’espace dans lequel Froome et Ineos existent désormais. (...) Quand certains dirigeants politiques n’arrêtent pas de mentir, à l’image du président américain Donal Trump, il n’est pas surprenant que la confiance dans les autorités ait plongé au point qu’un simple accident à l’entraînement d’un coureur cycliste appartenant à une équipe dont beaucoup sont méfiants se transforme en théories conspirationnistes. Le cyclisme en est là en tant que sport et nous en sommes là collectivement en tant que culture."

Et si l'histoire du Real avait eu lieu dans le cyclisme ?

L’analyse touche juste. Avec le temps, le cyclisme est devenu cet objet qui charrie tous les fantasmes et floute entre la rationalité ou non des explications. Un sport qui a trop détruit les rêves pour ne pas se retrouver en première ligne du ''tous coupables !'' malgré ses efforts. Pour s’en convaincre, on va vous raconter une histoire. Février 2017. Deux contrôleurs mandatés par l’UCI se rendent au camp d’entraînement du Team Sky pour pratiquer des contrôles antidopage inopinés sur dix cyclistes de la formation britannique. Selon un rapport de l’instance envoyée au médecin de l’équipe et à sa star Chris Froome, ce dernier se serait "plaint d’être toujours sélectionné" pour ces contrôles. Avant de "montrer" de nouveau "son mécontentement" quand les testeurs ont dû placer l’aiguille dans son bras une deuxième fois pour trouver une veine (ils ont pourtant l’autorisation de le faire à trois reprises).

Une fois Froome et un de ses coéquipiers contrôlés, la scène prendra une tournure encore plus folle quand les médecins de l’équipe Sky viennent prendre la place des contrôleurs de l’UCI - qui ont "accepté exceptionnellement" la chose en "raison de la forte tension dans la station de contrôle" - pour réaliser eux-mêmes les prélèvements. Vous avez dit scandale absolu ? Dans le cyclisme, à coup sûr. Mais pas dans tous les sports… Car cette scène n’existe pas. Enfin si, mais pas avec les personnages utilisés. L’histoire, révélée en novembre par Der Spiegel, vient des Football Leaks et met en scène l’UEFA, le Real Madrid et Cristiano Ronaldo, les trois vrais noms à la place de l’UCI (qui n’enverrait plus des contrôleurs d’elle-même comme on l’a vu plus haut), Team Sky et Chris Froome. Qui n’ont pas été inquiétés plus que ça suite à ces révélations. On n’ose imaginer ce qui se serait passé pour ces protagonistes et la petite reine dans son ensemble, sans penser aux délirantes théories du complot qui auraient accompagné tout ça, si c’est la version cycliste qui était vraiment survenue.

Alexandre Herbinet