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Cyrille Guimard survole 50 ans de Tour de France

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Depuis 1970 et son premier Tour de France en tant que coureur Cyrille Guimard a traversé les décennies au poste de directeur sportif et aujourd’hui de consultant pour RMC Sport. A 73 ans, "le druide" porte la mémoire d’un demi-siècle de grande boucle avec sept victoires d’étapes en tant que coureur et sept succès au poste de directeur sportif avec Van Impe, Hinault, Fignon et Lemond. A deux jours du départ il porte un regard sans concession et sans langue de bois sur le sport qui lui a permis d’avoir "une vie extraordinaire".

1970-2020, combien de Tour de France avez-vous raté pendant cette période?

Il y en a deux. En 1975 j’avais déjà décidé d’arrêter ma carrière de coureur car je ne pouvais plus faire plus de 5-6 jours de course en raison de mes problèmes de genoux. J’étais en négociation pour reprendre l’équipe Gitane. Et je n’étais pas sur le Tour 1996 après le retrait de Castorama et avant d’être embauché par Cofidis.

Qu’est-ce qui a le plus changé sur le Tour en 50 ans?

C’est la relation des hommes. Au même titre que dans la vie sociale aujourd’hui. C’est moins convivial avec le public, les médias… Avec les médias tu n’avais pas quelqu’un pour te caler tes rendez-vous, il n’y avait pas le protocole que l’on a aujourd’hui. Les journalistes étaient là, Jean-Paul Brouchon, Pierre Le Bars… sans aucune retenue, tu livrais ce que tu avais envie de dire. Ça n’existe plus. Maintenant c’est rendez-vous avec l’attaché de presse, il faut attendre son tour. La presse française, la presse étrangère, tant de minutes là, tant de minutes ici… Un coureur leader du Tour de France ou porteur de maillot sur le podium il ne décide plus où il va et à qui il veut parler. Avec le contrôle anti-dopage un maillot jaune repart 75 à 90 minutes après l’arrivée sans avoir fait une seule chose que lui avait envie de faire. Tout est imposé et contractuellement. Ça c’est un changement extraordinaire. Et puis pour les spectateurs s’ils veulent voir un coureur il faut quasiment qu’ils se planquent au sommet d’un arbre. Les coureurs sont dans le bus, leur sortie est programmée pour aller au podium. Ils reviennent dans le bus à l’exception de quelques coureurs. Ils sont toujours en briefing apparemment. Aujourd’hui difficile de les identifier avec le casque et les lunettes. A part quelques stars, ils peuvent aller au restaurant personne ne va les reconnaître. Je trouve ça dommageable, mais pour les jeunes qui vivent ça c’est sans doute le paradis.

Le coureur a perdu sa liberté?

Totalement, mais qui n’a pas perdu de liberté depuis quarante ans? C’est un autre débat. Le coureur est dirigé. Au niveau de la course il a les ordinateurs de bord, les fréquences de pédalage, les puissances, les oreillettes… il a tout. Il est complètement robotisé mais ça plaît aux coureurs. Plus tu les assistes moins ils prennent de responsabilités. J’ai presqu’envie de dire moins ils sont adultes. La course est moins vivante, souvent très stéréotypée. On n’avait pas d’oreillettes aux championnats de France que ça soit chez les hommes ou chez les femmes et dans les deux cas on a eu de très belles fins de courses. Il n’y a plus d’improvisation, plus de relations entre médias et coureurs. Sur le Tour ça fait des années que je ne rencontre pas un seul coureur. Même si j’allais au village départ ou quand j’étais sélectionneur. On ne passait que par le téléphone. Même si tu es dans le même hôtel ou s’il y a des coureurs que tu veux voir ce n’est pas possible. Ils sont sur l’ordinateur à décortiquer le moindre coup de pédale. C’est difficilement compréhensible alors que le cyclisme est un sport convivial qui va vers le public et traverse les villes.

Il y a danger pour le cyclisme?

Il y a un risque pour ce sport qui ne vivait que de la tradition, de la convivialité, du contact entre les comités des fêtes, les clubs, les villages. Je fais encore pas mal de vélo et je me rends compte de plus en plus que les routes ne sont faîtes que pour l’automobile. On met des bouts de sparadrap avec des bouts de pistes cyclables mais la voie publique n’a été conçue que pour la voiture ce qui fait que le nombre d’accident est tout à fait normal. Refaire le réseau routier pour avoir les cyclistes et les automobilistes en même temps est aujourd’hui inenvisageable politiquement et économiquement.

Ce problème d’infrastructures routières est responsable des chutes actuelles en course?

Parfois mais, qui vous dit que la chute n’a pas lieu au moment où on parle au coureur dans l’oreillette? Qui vous dit que dans les dix secondes qui précèdent la chute d’Evenepoel il n’a pas reçu une consigne lui disant: "Tu es à cinq secondes"? Il y a l’exemple d’un coureur qui est décédé en course dont le directeur sportif a dit: "je venais juste de l’avoir à l’oreillette". L’oreillette n’est pas la cause principale mais ça existe. Aujourd’hui sur cinq heures de course les équipes sont en moyenne pendant trois heures en émission. Il y a une pression permanente qui est mise sur l’obligation d’aller frotter, de remonter pour se placer. Donc comme dans la circulation ça bouchonne et une grande partie des chutes sont liées à l’oreillette. En France c’est interdit par le code de la route et la loi… sauf dans le vélo.

Quelqu’un qui lit ces propos et qui ne vous connaît pas va se dire que vous détestez le cyclisme actuel?

(Rires)… Non, heureusement j’ai toujours la passion. Mais ce qui me désole c’est qu’il y a des évidences, des faits et des réalités. Mais on ne les regarde pas car ça dérange. C’est comme à l’époque où on a démontré grâce des études et un rapport du CHU de Nantes l’importance d’avoir des ravitaillements tout au long de la course. Auparavant vous partiez avec deux bidons et vous en aviez deux au ravitaillement. C’est pour ça qu’on chassait la canette et que quand les coureurs voyaient une pompe ou une fontaine ils s’arrêtaient. Tout ravitaillement en dehors de la zone était sanctionné et on arrivait à des aberrations d’un point de vue des pertes hydriques des coureurs. Devant les réticences de Félix Lévitan et des organisateurs du Tour de France il a fallu que je dise: "au prochain mort pour déshydratation vous serez responsables car vous avez le dossier". Derrière c’est allé très vite.

Qu’est-ce qui fait que vous avez toujours la passion?

Parce que j’ai été vacciné avec un rayon de bicyclette à l’âge de six ans. Le vélo a été toute ma vie. Il m’a permis de gravir les échelons sur le plan social. Mes parents ne pouvaient pas nous permettre avec mes frères et sœurs de poursuivre nos études. J’ai fait mon apprentissage aux chantiers de Nantes avant de travailler dans la construction navale. Le vélo m’a permis d’avoir eu une vie extraordinaire que je n’aurai pas eu si j’étais resté dans la condition qui était la mienne. Ce n’est pas un reproche, c’est la vie qui a été comme ça. On était juste après-guerre.

Malgré certaines dérives du vélo ou des règles qui devraient changer votre œil brille toujours au départ d’une course?

Je suis toujours curieux d’analyser ce qu’il se passe dans une course, les stratégies, les tactiques, les comportements. Mais j’avoue qu’il y a des moments où je m’ennuie avec les trois coureurs qui partent au coup de pistolet et qu’on va chercher à dix kilomètres de l’arrivée parce que tout est bien réglé. J’allume la télé, je regarde pendant trois quatre minutes les positions et je me dis "je peux revenir dans deux heures". Après je vais dans mon jardin où il y a toujours de l’herbe à arracher. (Rires)

Mais il y a trente ou quarante ans, c’était différent?

Mais oui, tu restais devant! Aujourd’hui on dit il y a de l’audience mais il doit y avoir deux téléviseurs sur trois avec personne en face. Tu ne peux pas vibrer. Sauf sur les courses avec des éléments particuliers: Paris-Roubaix, le Tour des Flandres, Liège-Bastogne-Liège, tu restes devant. Pareil pour le Tro Bro Léon pour ceux qui ont la chance de le voir à la télévision. C’est en ajoutant des choses qui peuvent paraître anormale, comme sur Gand-Wevelgem désormais, qu’on permet d’avoir de la course. Les strade bianche, le Tro Bro, les coureurs ont envie d’y aller. Milan-San Remo, tu regardes et tu reviens au pied du Poggio.

Il faut faire évoluer ces courses? Depuis quelques années les organisateurs du Tour de France essayent d’avoir une première semaine propice aux rebondissements comme cette année avec le départ à Nice.

Je ne dis pas qu’il faut que les coureurs passent par la mer en faisant du paddle mais des Tours de France partant de Nice et allant vers les Pyrénées on en a déjà eu. On a commencé à réduire les étapes, je ne sais pas si c’est bon ou pas mais il n’y a pas de véritables innovations. On a dit on diminue le nombre de coureurs pour la sécurité mais je ne suis pas certain que ça soit pour ça. S’ils veulent faire quelque chose pour la sécurité, il faut supprimer les oreillettes et les compteurs sur les vélos.

Vous vous souvenez de votre émotion à l’arrivée de la première étape en 1970?

Oui car c’est mon premier Tour de France et je gagne cette première étape. Mais je ne prends pas le maillot car à une certaine époque Jean Leulliot (organisateur de Paris-Nice) a eu l’idée de mettre en place des prologues pour avoir les stars tout de suite en tête du classement. Sur le moment on se dit que c’est une bonne idée et puis finalement pas tant que ça. D’ailleurs sur le Tour de France quand il n’y a pas de prologue les premières étapes sont beaucoup plus belles car une fois que les leaders et quelques spécialistes du chrono ont pris les premières places du classement la course est bloquée car chacun commence déjà à défendre sa position. Dans la logique tout le monde doit être au départ sur la même ligne et non avec des coureurs qui ont des pénalités de temps.

Qu’est-ce qu’on se dit au soir d’une première victoire sur le Tour avec lequel vous êtes lié depuis un demi-siècle?

J’avais une frustration. Tu gagnes la première étape et quelque part tu es anonyme puisque c’est Merckx qui a le maillot jaune. J’avais quelques idoles dont un coureur que j’aimais beaucoup André Darrigade qui gagnait souvent les premières étapes du Tour de France ce qui lui permettait de prendre le maillot de leader. J’ai rectifié cette frustration deux ans plus tard à Saint-Brieuc en me faisant la peau sur toutes les bonifications pour combler mon retard sur Merckx. Mais il aura fallu une bataille de tous les instants. Le maillot jaune est un symbole. La symbolique dans la vie des humains est très forte, le symbolisme de façon consciente ou inconsciente régit la vie des hommes.

Ce maillot jaune vous le gardez précieusement...

Oui car il correspond à quelque chose. Etre maillot jaune du Tour c’est le graal. Ce sont les champions, les stars qui vous font aimer le sport. Vous vous nourrissez de leurs exploits tels qu’ils sont commentés, des images que vous pouvez voir. Je me souviens d’une grande photo de Louison Bobet dans la case déserte, tu restais vingt minutes à regarder la photo. Aujourd’hui tu cliques et tu passes à la photo suivante (rires). La grande force du cyclisme avant l’arrivée de la télévision c’est qu’il était commenté mais qu’il n’était pas vu. Même quand vous êtes sur le bord de la route pour voir passer les coureurs du Tour de France si vous arrivez à reconnaître trois coureurs c’est un exploit. Donc c’est votre imagination qui vous amenait à refaire la course au travers des divers commentaires que vous avez pu entendre ou lire. Aujourd’hui vous ne pouvez plus vous faire votre film, on vous le montre. Ce n’est pas la même puissance. Est-ce qu’il y aurait autant de légendes dans un sport comme le nôtre s’il y avait eu la télévision depuis 1903? Je ne sais pas ce qu’il en restera dans 30 ans ou 50 ans mais il y a un devoir de mémoire qui est bien entretenu dans le cyclisme où la littérature est très variée.

Qu’est-ce qu’on retiendra de Cyrille Guimard dans 30 ou 50 ans?

Que c’était un vieux con qui avait une grande gueule! D’ailleurs c’est ce que tout le monde dit. (Rires) Je ne sais pas car je suis quelqu’un de très controversé. Certains essayent d’ailleurs qu’on ne parle pas trop de moi mais ceux-là, je sais m’en occuper. Honnêtement je ne sais pas ce qu’ils retiendront de moi et en fait je m’en fous. C’est à eux d’avoir leur opinion. Je pense qu’on ne dira pas trop de mal le jour où je partirai car quand les gens partent ils ont toutes les qualités du monde. Quand on s’en va on laisse une œuvre. Que vous soyez cultivateur, plombier-chauffagiste, ingénieur… votre vie est une œuvre plus ou moins intéressante, connue, écoutée. Quand vous êtes dans le milieu du spectacle sportif vous avez envie d’être reconnu, aimé, valorisé. Vous ne faîtes pas du foot sans penser à Zidane, Platini, Neymar ou Mbappé. Vous ne traversez pas l’Atlantique à la voile si vous ne pensez pas à Tabarly, Coville ou d’autres champions. Vous le faîte car vous avez envie d’être reconnu et applaudi. On ne fait pas des métiers publics par hasard. On les fait car on a envie d’être public.

La plus grande douleur de votre carrière de directeur sportif restera l’échec de Laurent Fignon pour huit secondes sur le Tour 89?

Il y a les huit secondes mais aussi le Tour d’Italie 84. Les huit secondes il y a 22 jours où tu les as perdues mais elles n’existent pas s’il n’y a pas la blessure de Laurent. Sans ce problème il ne perd pas le Tour. Le Tour d’Italie c’est beaucoup plus dégueulasse. On l’a volé, sciemment. C’est une organisation de malfaiteurs. D’autres sont passés par là en Italie. Va demander à Bobet, Charly Gaul… D’ailleurs les étrangers ne voulaient plus aller courir le Giro. Le Tour d’Italie a commencé à plonger car un Tour d’Italie qu’avec des coureurs italiens c’est comme un Tour du Loir-et-Cher qu’avec des coureurs du Loir-et-Cher. Le premier à y être retourné c’est Bernard Hinault et la course avait été clean. Pendant quelques années ça s’est bien passé jusqu’au moment où il fallait que Moser gagne le Giro. Les supporters disaient "Fignon est le plus fort mais c’est normal que Moser gagne le Tour d’Italie".

A deux jours du départ du Tour de France à Nice comment imaginez-vous la compétition?

Je ne sais pas comment les choses vont se passer. On est dans une forme de mouvance où personne ne contrôle rien. On ne sait plus ce qui est logique ou pas, réel ou pas. Dans un scénario plus classique la possibilité pour les adversaires d’Ineos c’était que Froome soit au départ avec Bernal et Thomas. Ça pouvait poser des problèmes de stratégie et de coopération entre les trois derniers vainqueurs du Tour dans la même équipe. La direction d’Ineos a pris une décision qui n’était pas simple à prendre: Bernal sera le leader, l’un fera la vuelta et l’autre fera le Giro. On est dans une logique de management non discutable.

Vous auriez-pris la même décision?

Oui mais auparavant je ne me serai jamais amusé à avoir trois vainqueurs du Tour dans la même équipe. La faute de management elle vient avant et les entraîne à prendre cette décision aujourd’hui. Est-ce qu’ils ont eu raison ou pas, on le verra un peu plus tard. Mais on ne pourra rien analyser par rapport à une logique d’avant le Covid car les conditions de course seront imprévisibles. C’est un Tour qui va être très particulier. Quel sera la valeur véritable de celui qui va le gagner? Que laissera-t-il dans les mémoires? Je n’ai pas de réponse.

Un français est-il en mesure de gagner le Tour?

Déjà il ne faut pas qu’il attrape le coronavirus. C’est d’ailleurs la terreur dans les équipes. On a tous voulu que le Tour de France ait lieu. Mais on va prendre le départ et on n’est pas sûr d’arriver à la quatrième étape. Comment les coureurs peuvent être libre pour faire une course normale sur le plan intellectuel et de la motivation sans avoir cette charge de stress: "pourvu qu’on ait personne dans l’équipe qui tombe!" Sur ce qu’on a vu au Dauphiné, Thibaut Pinot était constant. Ce qui n’est pas le cas d’un certain nombre de coureurs cette année. Sur un plan purement physique il n’a pas de quoi stresser et son équipe va bien. D’autres équipes sont beaucoup moins sereines. Le leader donne le "la" et la confiance. Dans ce cas les équipiers marchent. Le cyclisme n’est d’ailleurs pas un sport d’équipe, ce sont des coureurs qui se sacrifient pour un autre. C’est un groupe commando qui a un objectif, faire sauter la ligne d’arrivée. Pour cela certains doivent se sacrifier sur les mines parsemées sur le parcours. Tant que vous ne raisonnez pas comme ça vous ne pouvez pas être un bon manager. Ce n’est pas un sport collectif. Les leaders font partie du management. Avec Hinault, Fignon, Lemond, les Madiot… les plus grands, il y a toujours eu une complicité même si ça ne se voyait pas toujours de l’extérieur. Sinon ça ne marche pas.

Propos recueillis par Pierre-Yves Leroux