Denis Troch: "Dans le foot, on ne veut pas entendre qu’un joueur va mal"

Denis Troch, pouvons-nous dire, aujourd’hui, que la santé mentale des joueurs est un sujet à prendre très au sérieux?
Cela fait plus de 30 ans que je m’intéresse à la santé mentale des personnes. D’abord en tant qu’entraineur et aujourd’hui en tant que coach et préparateur mental. Ça fait déjà 15 ans qu’il existe des problèmes réels et je pense qu’on a fermé les yeux sur beaucoup de choses. Sur les suicides, les addictions aux drogues, au sexe, aux jeux, à l’alcool…. Ça existe dans le monde de tous les jours mais c’est amplifié dans le sport et dans le foot. Tout est exacerbé quand vous faites un focus sur quelque chose de bien précis. Là les joueurs doivent se concentrer, très égoïstement, vers quelque chose d’essentiel qui est : toucher le haut niveau. Et donc on délaisse parfois sa famille, les études, sa reconversion.
Les footballeurs subissent une pression de plus en plus forte?
Quand on écoute les footballeurs, qu’on décrypte leur discours, on se rend compte qu’il y a un certain mal-être, un malaise mais on ne veut pas l’entendre. On camoufle les sons extérieurs. Et dans le foot, on ne veut pas entendre que les joueurs ont mal, qu’ils puissent se plaindre, qu’ils puissent être dans un mal être profond. Et le joueur aussi ne veut pas se plaindre parce qu’il fait de sa passion son métier et à partir de ce moment-là il est dans un déni.
Que se dit le joueur?
Il entend tous les jours qu’il ne peut pas se plaindre, donc il n’a aucune raison de le faire. Il est en bonne santé physique, il joue sous pression mais il sait la gérer, il sait rebondir, il sait être dans une situation inconfortable et trouver des solutions, ça c’est le quotidien du footballeur. Mais ce qu’il faut vraiment comprendre, c’est que pour eux la normalité, c’est la pression et jouer sous le stress. Contrairement à nous, où vivre sous pression c’est quand on rate le bus, quand on a un examen… Eux c’est en permanence sous la pression de l’exigence. S’il est dans un autre système que celui où il est en temps normal, quand il sort de ça, quand il est blessé, mal être, fin de carrière, il arrive en dépression. Et c’est là, où on n’a pas les moyens pour les accompagner. On pense qu’il faut les accompagner pendant leur formation, mais c’est après surtout.
Faut-il s’inquiéter de la situation actuelle?
Moi je m’inquiète depuis 15 ans. Tous les ans, j’ai un club de Ligue 1 en préparation mentale. C’est normal qu’il y ait des gens pour aider, pour accompagner. On n’est pas là pour sauver les joueurs ni les clubs. Mais on est là pour alerter, pour prévenir d’un mal être, et on envoie ensuite vers des psychologues, des préparateurs, pour qu’il y ait un équilibre pour ces joueurs qui sont sur un fil systématiquement. Donc il faut les protéger. Mais les protéger ça ne veut pas dire leur donner de l’argent, penser que ce sont les meilleurs. Les protéger c’est les protéger intérieurement, mentalement, leur donner des outils, des techniques, et aussi une philosophie de la vie.
Comment pouvons-nous savoir qu’un joueur ne va pas bien?
Les entraineurs sont formés pour prévenir des éventuelles problématiques. Mais le joueur va se confier à qui ? Pas à son entraineur ou à un membre du staff, parce que ce sont eux qui vont juger, lui donner possibilité de jouer ou non. Donc il peut parler qu’avec une personne qui vient de l’extérieur. On peut déceler des problèmes quand on est dans la confidence et que la personne fait confiance. Sinon il va masquer et camoufler le mal être.
Est-ce que les footballeurs sont réceptifs à votre accompagnement en tant que préparateur mental?
Ils sont attentifs mais très méfiants. On ne donne pas sa tête à n’importe qui et n’importe quand. Il faut du temps. Il faut d’abord prendre conscience qu’on en a besoin et après c’est une volonté individuelle. Tout au long de l’accompagnement, il faut que la personne soit autonome. C’est-à-dire qu’à tout moment elle dise, c’est bon pour moi, j’ai compris, je peux avancer tout seul. Et revenir ou aller voir quelqu’un d’autre. Cette autonomie elle n’est pas forcément respectée. Pour les psychologues, il y a besoin d’un suivi permanent. Mais sur la préparation mental, on donne des outils à une personne autonome et derrière elle peut l’utiliser sans moi. Il ne faut pas transgresser cette règle.
Les joueurs estiment qu’ils ne peuvent pas craquer?
Dans 80% des cas quand j’accompagne les sportifs, je leur demande : "quand est la dernière fois que vous avez pleuré ?" Et souvent, ils me disent "je réfléchis" et je dis qu’il y a trop de temps. D’habitude on se rappelle quand on a pleuré la dernière fois, parce que c’est une nécessité. Il faut sortir sa colère, sa tristesse, sa joie, faut sortir sa peur. Il ne faut pas craindre quoique ce soit. Quand un sportif me dit : "je n’ai pas peur avant un match", je crie au danger. La peur est là comme toutes ces émotions pour vous aider. Si on a peur c’est parce que derrière il y aura quelque chose d’important. La peur fait réfléchir aux solutions à mettre en application pendant le match. Si on ne pense pas avant, et que la peur arrive pendant un match alors c’est la remontada. C’est-à-dire qu’à ce moment-là, une personne a peur, une deuxième, une troisième et donc c’est la gangrène de l’équipe. Il faut que tout soit anticipé avant et ne pas se rappeler qu’il faut gagner, avoir des résultats. Le sportif de haut niveau le sait, il s’est approprié cette nécessite, cette obligation de résultat. Quand il rentre dans ce milieu, il sait qu’il faut gagner. Les supporters disent on va gagner, les dirigeants disent il faut gagner, les journalistes disent on va voir s’ils vont gagner et le joueurs et entraineurs qu'ils se doivent de gagner. Donc si on n’a pas intégré ce paramètre, ça ne sert à rien de rentrer dans ce milieu parce qu’on va souffrir.
S’ils parlent, se confient, leur entraineur peut penser qu’ils sont faibles mentalement?
L’entraineur n’est pas bête, il est formé, il ne va pas dire ça, du moins pas ouvertement. Mais il va interpréter les propos. Si je dis que j’ai un problème dans mon couple ou financier, une dette… quand vous donnez cette info vous ne savez pas comment ça va être interprété, donc vous ne dites rien. Sauf a une personne de confiance et cette personne sera un écho de ce que vous avez envie d’entendre. La personne va être là pour vous rappeler que vous avez le droit de ne pas aller bien. On peut avoir des phases difficiles. La chose la plus importante c’est de savoir comment on va rebondir et retrouver une vie normale. On travaille sur ça. Quand la personne a subi un traumatisme, comment je vais m’en sortir par la suite ? Il y a des processus à mettre en place. Ce que vous mettez en place c’est personnel et unique. Si vous ne connaissez pas ça vous accumulez les problèmes.
Est-ce que l’on peut dire que la plupart des joueurs sont sujet à une dépression ou à des pensées suicidaires?
On a vu des joueurs qui sont allés plus loin, jusqu’au suicide. Quasi tout le monde est sujet à une dépression parce qu’on vit tous des moments particuliers. Chaque fois qu’on va cacher quelque chose d’important, ça va nous miner intérieurement. Il faut traiter ces problématiques.