Julie Fabre avant la Coupe du monde de natation artistique: "J'ai l'impression d'être comptable"

Nouveau système de jugement, nouveau format par équipe ajouté, autorisation des hommes dans les ballets : l'évolution de la natation artistique a causé quelques maux de tête à Julie Fabre, l'entraîneuse des Bleues, et ses collègues. À cette mutation, l'équipe de France a dû s’y adapter. Le terme "artistique" a du mal à cohabiter avec le nouveau système de jugement, la santé des athlètes est remise en question. Ce week-end à Montpellier va être l'occasion de démêler les premiers noeuds d'un tel casse-tête, voué à évoluer d'ici les JO de Paris.
À moins de deux ans des JO de Paris, la natation artistique vit-elle une révolution ?
Je qualifierais ça plutôt d'évolution et de progrès, même si c'est beaucoup d'un coup. C'est un point de départ qui est plutôt positif, à savoir d'essayer de rendre le jugement plus mesurable et plus pragmatique. Je pense que la discipline a conscience qu’à un moment donné, si on n'est pas sur un système qui est plus compréhensible pour les gens qui la regardent, s'il n’y a pas plus de surprises dans nos compétitions, on sortira un jour des Jeux Olympiques. Il y a une prise de conscience de l'importance de faire évoluer notre discipline dans ce sens. L'idée de départ est bonne. Maintenant, c'est vrai que tout arrive à deux ans des Jeux et ça fait beaucoup à absorber, c'est ça qui est difficile. En fin de compte, c'est plutôt une question de timing.

Concrètement, qu’est-ce qui change ?
Déjà, il y a un nouveau rôle qui apparaît dans le l'évaluation de nos performances. Avant, on avait des juges, maintenant on a des juges et des contrôleurs techniques. Ces contrôleurs techniques, ce sont des personnes qui sont nommées par la Fédération internationale. Leur rôle, c'est de suppléer les juges sur deux critères : la difficulté et la synchronisation. Pour la synchronisation, c’est super simple, c'est appuyer sur un buzzer. Il y a trois catégories de fautes : les mineures, les médiums, les majeures. Donc en fonction de l'importance du décalage de synchronisation, ces contrôleurs vont appuyer sur un buzzer et à la fin on décote le nombre de fautes au score total.
Il y a en fait un catalogue qui a été édité par un certain nombre de spécialistes de la discipline qui ont travaillé ensemble depuis des années pour codifier toutes les difficultés. Il y a des catégories, il y a des bonus en fonction du temps passé en apnée sous l'eau, du nombre de rotations dans les acrobaties, etc… À chaque difficulté, un score. Donc le rôle du coach, c'est de présenter sa feuille de difficultés avant la compétition avec un score sur chaque figure, chaque porté. Et le contrôleur va devoir vérifier si la difficulté annoncée est bien réalisée ou pas. Donc ce que ça change, c'est qu'il y a cette incertitude de la réalisation des choses. Un porté qui tombe, avant il était plus ou moins pénalisé. Aujourd'hui un porté qui tombe, il vaut zéro point…
"On est beaucoup moins dans la recherche d’un sens chorégraphique pour que les choses soient cohérentes. On est dans l'esprit de marquer le plus de points possibles. Donc on est avec une calculette et un tableau."
Ça change beaucoup de choses dans l’approche de votre sport…
Ce que je reprocherais un petit peu, c'est qu'aujourd'hui c'est la difficulté qui absorbe tout. Si on fait quelque chose de difficile et qu'on arrive à le faire, en gros, on gagne la compétition au détriment de l'artistique, au détriment de l'exécution de la réalisation technique des choses, au détriment de la présentation des athlètes, etc. Donc je pense qu'il y a un travail de régulation des coefficients de chaque chose. Pour le moment, la difficulté l'emporte sur tout !
Et l’artistique passe au second plan ?
Oui, actuellement. Mais je pense qu’il y a eu une pression pour sortir les choses le plus vite possible. C'était déjà tard. Et je ne suis pas certaine que les essais, en termes de résultats et de ce que tous ces coefficients allaient donner, ont suffisamment été évalués. Il y a eu une première Coupe du monde il y a un mois où il est ressorti qu'en effet, la difficulté allait prendre le pas sur tout le reste. Évidemment, ça ne convient à personne. Donc là, je sais qu'il y a une entité extérieure à la Fédération internationale avec des mathématiciens qui travaillent pour trouver la bonne balance, le bon équilibre sur le coefficient de chaque critère. Parce que ça ne peut pas rester comme ça en fait.
Il faut donc compter les points désormais…
J'ai l'impression d'être comptable depuis le début de l'année. Depuis la rentrée, on est beaucoup moins dans la recherche d’un sens chorégraphique pour que les choses soient cohérentes. On est dans l'esprit de marquer le plus de points possibles. Donc on est avec une calculette et un tableau. Et on calcule sans arrêt ! On se dit : "OK, cette figure-là vaut tant, ce n'est pas assez il faut qu'on rajoute ça ou ça…"
C'est une gymnastique qui est complexe au départ, maintenant on se l'est beaucoup plus appropriée. J'espère simplement que l'équilibre va revenir dans les différents aspects de ce qu'on peut proposer en termes de performance. Parce que si ce n’est pas le cas, je ne trouverais pas ça correct pour le sport. Je ne trouve pas que ça l'amène vraiment là où on aimerait qu’il soit. En revanche… Il y aura des surprises sur les compétitions, beaucoup de surprises ! Tout peut arriver en fait. C'est bien, ça veut dire qu'on n'est pas cantonné à la même place pendant dix ans.
"Deux hommes intégrés aux ballets ? Ce n’est pas d'actualité pour nous, mais si ça l'avait été il n’y aurait pas eu de problème. C'est plutôt même un avantage."
Faire "matcher" l’artistique avec une notation pragmatique, c’est impossible ?
Ce n'est pas que ça ne "matche" pas. C'est que je pense que ça a été mal évalué au départ. Et ça va changer. C'est ça qui est dur aussi, c'est que ça va changer. C'est à dire que là, on est sur une stratégie où on fait le maximum pour être le mieux classées possible. Si demain l'artistique reprend du pouvoir, on va rechanger les choses et c’est difficile, si peu de temps avant les Jeux Olympiques.
Les changements ne s’arrêtent pas là ?
Il y a aussi une épreuve d'acrobatie, c'est un nouveau programme. Et tous les temps des ballets ont changé, donc on a dû couper notre équipe libre de quarante secondes. Tous les temps sont différents, c'est plus court et à la fois on nous demande de faire plus de portés et plus de figures. On a essayé de prendre les choses à bras le corps le plus vite possible sans non plus se jeter dans une porte d'entrée qui ne serait pas la bonne. Ce qui nous a semblé super important c'est que, oui, on va jouer la stratégie. Évidemment on veut être dans le "game".
En revanche, on ne veut pas lâcher le sens artistique de nos chorégraphies parce qu'on pense que si on arrive à avoir cet aspect artistique présent malgré la difficulté, ça ne peut être qu'un plus. Et c'est un peu notre identité qu'on a relancé ces dernières années. On ne veut pas lâcher ça, pour nous c'est hyper important. C'est ça qui a été difficile. Si on avait juste dit : "OK, on ne fait que du difficile et on s'en fout si c'est mal fait", on aurait été beaucoup plus vite. Là, il y a cette préoccupation qui n’est pas forcément présente chez d'autres nations. Mais nous, on l'a parce qu'on a les Jeux chez nous, on veut présenter quelque chose qui nous ressemble, qui soit remarqué parce qu’original, parce que jamais vu. Ça, on ne le lâchera pas.

Autre nouveauté, la possibilité d’intégrer jusqu’à deux hommes dans les ballets ?
(Elle coupe) Oui, ça c'est très bien ! Pour nous, ce n’est pas d'actualité parce que nous n'avons pas aujourd'hui de garçons qui ont un niveau suffisant. Aujourd'hui ce n’est pas possible. Ça aurait été avec plaisir parce que je peux vous dire que pour les portés, avoir un ou deux garçons dans une équipe, ce n’est pas le même concept. Donc il y a des pays qui vont être très avantagés. L'Italie et l'Espagne vont être très avantagées parce qu'ils ont dans leur dans leur équipe des garçons qui ont le même niveau que les filles. Donc en fin de compte, ce n’est pas d'actualité pour nous, mais si ça l'avait été il n’y aurait pas eu de problème. C'est plutôt même un avantage.
Il y a aussi l’apparition d’une troisième épreuve aux Jeux Olympiques, l’acrobatique, qui comptera en plus des ballets libres et techniques pour décrocher la médaille en équipe ?
C'est une épreuve où la seule chose qui est imposée, ce sont les portés. En gros, une épreuve où on peut envisager de ne pas du tout lever les jambes au-dessus de l'eau car ça ne comptera pas dans la note de difficulté de faire des figures avec les jambes. Je ne sais pas trop quoi en penser à vrai dire. Ce que je sais, c'est qu’on ne fait pas du cirque. À la base, on n'est pas artistes de cirque, on n'est pas acrobates, ce n’est pas notre compétence première. C'est sûr que ça va apporter du "show". Mais moi ce qui m'inquiète un peu, c'est que les portés sont de plus en plus "challengeant", que l’on prend de plus en plus de risques. Les commotions cérébrales, ce n’est pas quelque chose qui arrive par hasard, et ça arrive de plus en plus fréquemment dans un bon nombre d'équipes. C'est bien de faire du spectacle, c’est sympa… Mais ce qui compte c’est la santé de l'athlète. On n'est pas là pour le divertissement, on est quand même là pour la performance et préserver aussi la santé de l'athlète. Et avec cette épreuve je ne sais pas trop quoi en penser… »
Comment les commotions cérébrales arrivent en natation artistique ?
Déjà, avec le choc de l'eau quand on arrive de deux mètres de haut. L’eau, c’est comme du béton, ça peut faire vraiment mal. Et sur les portés ce sont quand même des actions où les filles sont très proches, où il faut pousser fort et donc engager un mouvement puissant. Une tête pas au bon endroit, et boum ! Un coup de coude, un coup de pied, ça peut être violent. De ce point de vue-là, cette épreuve je la comprends, mais je vois aussi qu'il y a une surenchère au niveau des acrobaties et ça, ça m'inquiète un peu par rapport à la santé des athlètes.
La Coupe du monde de Montpellier est votre première sortie avec toutes ces nouveautés, qu'en attendez-vous ?
J'attends de réaliser tous les points de difficulté que je vais annoncer. C'est ça que j'attends. J'attends de pouvoir observer la stratégie des autres nations, pour voir où on se situe. Je pense qu’on n’est pas trop mal, mais après tout, je n'en sais rien. Je n'ai pas vu tout le monde, donc on va se mesurer à nos adversaires. On est parties sur une annonce de difficultés qui est ambitieuse, qui n’est pas facile à réussir. Mais on est parties là-dessus parce qu'on voit bien que c'est ça qui marche. Mais on n’a pas lâché l'artistique, on n'a pas lâché l'exécution. J'espère que tout sera réuni pour que ça nous permette d'aller au-delà de nos espérances.

La France restait sur une belle dynamique avec trois médailles de bronze aux derniers championnats d’Europe. Est-ce qu’il y a une inquiétude que tout ça rebatte les cartes ?
Bien sûr qu’il y a de l'inquiétude. Il y a toujours de l'inquiétude… Et je pense qu'il y a plus d'inquiétude quand on monte que quand on est en train de descendre. Parce que quand on monte, il faut y rester, et ça c'est très difficile. La dynamique est toujours présente. Cette notion de stratégie, elle est un peu incertaine parce qu'on a misé sur quelque chose, mais on n'est pas encore sorties. Donc on ne se rend pas compte de comment ça va être reçu. L'idée, c'est de continuer à monter, c'est ça qu'on veut. J’ai confiance en notre stratégie.
Ce qui rend les choses incertaines, c’est que si une fille fait une toute petite erreur, ça va vraiment dégrader le score. Donc on travaille pour ça et ce n’est pas la même façon de nager non plus pour les athlètes. Ce n’est pas la même façon de s'entraîner. La pression n'est pas la même, elles ont une ambition de réussir les choses. Je prends ça comme une expérience, je pense que les dés ne seront jamais jetés maintenant. En fait, il y a toujours moyen de rebattre les cartes. Donc on verra si notre stratégie est payante, et si elle ne l’est pas, on a un moyen de la moduler rapidement.