L'édito de l'After: Deschamps, maître du moche

La beauté ne sert à rien. Transposons cette idée pour essayer de mieux l’approcher. Le cadre professionnel donne une image assez précise de la controverse. Au salarié qui débute dans un openspace, s’offrent deux destins possibles. Le premier consiste à faire ce qu’on lui dit de faire, être serviable, discret, loyal et respectueux à l’égard des chefs et des collègues. Le salarié modèle parie sur la justice immanente (c'est-à-dire le mérite) pour gravir les échelons. Plus il sera appliqué à bien faire ce pourquoi il a été engagé, plus il obtiendra de gratifications. Tel est le pari de la méritocratie : l’ascenseur finira toujours par revenir. La beauté, ici, relève d’une éthique du comportement, d’une certaine manière de mettre les formes. C’est ce qu’on enseigne aux enfants: être gentil entraîne récompense. C’est le scénario N’Golo Kanté.
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L’autre option consiste à prendre en compte les jeux de pouvoir dans un cadre compétitif: repérer les lignes de fracture et d’inimitiés, cultiver les désaccords stratégiques, administrer les silences, surfer sur les caractères pour obtenir les faveurs du chef, faire pencher la balance de son côté au bon moment. Le procédé est moins honorable mais redoutablement efficace en contexte professionnel. Il repose sur une science de l’âme en milieu hostile. Cette vision de la vie façon Koh-Lanta (que certains dévorent comme s’il s’agissait d’un match de football, d’ailleurs) repose finalement sur un présupposé simple : le succès ne sourit qu’à l’opportuniste. Si vous vous débrouillez bien, vous finirez même un jour président de la ligue de football.
Le but n’est pas le sens
La controverse sur le "jeu moche" est donc beaucoup plus profonde qu’elle n’en a l’air. Car, question centrale, s’agit-il vraiment d’un problème d’emballage? La controverse sur le beau jeu, porte-t-elle vraiment sur l’esthétique? Séparer le fond de la forme, le résultat du procédé, la destination du voyage, c’est un coup d’Etat éthique, pas esthétique. Je m’explique. En toute logique, présenter l’un en opposition à l’autre n’a de sens que pour celui qui a déjà choisi. Bien sûr, personne n’aime perdre et tout le monde veut gagner. Bien sûr également on peut bien jouer en défendant et mal jouer en attaquant.
C’est la raison pour laquelle l’alternative "gagner en jouant mal" ou "perdre en jouant bien" est fausse : elle met sur le même plan des choses de natures différentes. Le but du jeu (gagner) n’est pas le sens du jeu (créer). On ne compare pas une cathédrale à un itinéraire sur google map, on ne met pas sur la balance un amour d’enfance avec le temps qu’a duré la première étreinte. En réalité, si la "dictature du résultat" en est bien une, c’est qu’elle réduit la moindre analyse — c’est le moment où DD commence sa phrase par "au très haut niveau" — à un aphorisme qui a du sang sur les mains: "seule la victoire est belle."
Au fond, ce qui est reproché à Deschamps, ce n’est pas son obsession de la victoire mais son mépris pour les moyens mis en œuvre pour l’obtenir. Il y a quelque chose de gênant pour un grand pays de football (oui la France en est devenu un) que d’utiliser les moyens des plus petits pour arriver à ses fins. Qui sommes-nous? La France de 2024 n’est plus la France de 1998 (en partie grâce à Deschamps d’ailleurs). Peut-elle encore faire comme si tout cela n’avait jamais eu lieu? Peut-elle se permettre de compter sur quelques courses de ses attaquants en contre-attaque pour vaincre sans gloire et venger la névrose Séville 1982? La question en réalité ne s’adresse pas à DD mais à ses chefs: à une époque où le football français cherche à survivre à sa mauvaise gestion, cette équipe le rendra-t-elle durablement attractif?
Jouer avec l’imprévu
Ce qu’il y a de mortifère dans la vision utilitariste, c’est qu’elle réduit l’espace du jeu à un calcul d’opportunités. Cette vision économique du monde où tout doit rentrer dans un tableau Excel est, certes, conforme à l’époque mais aussi terriblement néfaste pour nos psychés. En se concentrant sur l’idée "d’efficacité dans les deux surfaces", comme le répète sans cesse DD, on néglige tout le reste du terrain (d’où l’absence de milieu créatif) et l'ingrédient fondamental de ce jeu qui se joue avec les pieds : l’imprévu.
Si le jeu des Bleus est "chiant" (comme l’Espagne de Luis Enrique l’était, soit dit en passant) c’est qu’en tentant de supprimer à tout prix le risque il supprime au passage l’ingéniosité pour y répondre. Il change les aventuriers en bureaucrates et les grandes compétitions en chambres régionales des comptes. Chacun le ressent dès le premier bâillement: "C'est chiant à regarder, mais c'est comme ça, ça fait gagner", confirmait Griezmann le 30 juin. C’est vrai. Le soir venu, c’est aussi chiant à raconter qu’une journée au boulot. Vivement le burn-out.