L'édito de l'After: Infantino et les mendiants du football

Nous avons perdu le football. La semaine dernière Gianni Infantino a sorti du chapeau son lapin favori: la coupe du monde des Clubs. En 2025 aura donc lieu, aux Etats-Unis, une (presque) nouvelle compétition rassemblant les meilleurs clubs du monde. Pour mieux vendre son tour, le VRP/magicien a pris des accents de philosophe: "il s’agira d’une compétition ouverte basée sur le mérite sportif qui jouera un rôle central dans nos efforts pour rendre le football vraiment global". Traduisons: "ce projet concurrent à la Superleague européenne va nous permettre de vendre une nouvelle compétition, d’ouvrir des marchés et de vous racler éventuellement, au passage, le fond des poches."
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32 équipes se retrouveront dont 12 européennes (les 4 derniers vainqueurs de la Champions League + 8 premiers au classement UEFA), 6 de la CONMEBOL, 4 de l’AFC, de la CAF et de la CONCACAF , 1 en Océanie et un pays-hôte. La compétition aura lieu du 15 juin au 13 juillet 2025 et prendra la forme classique d’une Coupe du monde avec matchs de poules et à éliminations directes. On aura beau dire ce qu’on veut, faire semblant de détourner les yeux avec dédain, on finira par la regarder. Et oui. Mais sous perfusion. Car depuis un moment le cœur n’y est plus.
Fatigue informationnelle
Il se passe avec le football, ce qu’il se passe avec Netflix, Youtube, Spotify, Tik Tok et compagnie. Sur Netflix, par exemple, 32.000 heures de programme en France. Sur les plateformes musicales: 100.000 nouveautés par jour. Youtube propose 500 heures de nouvelles vidéos chaque minute. Il nous faudrait, rappelle Bruno Patino dans son excellent Submersion, 30.000 ans pour regarder toute la production d’une seule année. Une étude de la fondation Jean Jaurès de 2022 l’évoquait également: 50% des français disent souffrir de "fatigue informationnelle". Et on ne parle même pas du football: des centaines de matchs par saison (environ 150 par personne si on ne veut pas être largué), des compétitions en permanence et des matchs qui se succèdent sans jamais nous laisser une minute pour nous en souvenir.
D’abord, comme tout le monde, j’ai tenté moi aussi d’augmenter ma productivité d’amateur discipliné: iPad dans la main droite, portable dans la main gauche, grand écran sous le nez (sans compter Whatsapp, Twitter et tout un tas d’alertes vibrionnantes). Résultat: quelques scores, une poignée de buts et une micro-sieste. Face au flux ininterrompu trop d’images et d’alertes, on ne retient plus rien. Les actions qui n’emmènent pas de but, les détails auxquels on faisait auparavant attention (une feinte, une manière de marcher, un contrôle de balle), tous ces moments qui ne seront pas dans les highlights à la fin de la journée de championnat, passent entre nos doigts sans qu’on puisse jamais les contempler. Nous sommes devenus des tubes à images. Elles rentrent et sortent de nos têtes sans laisser la moindre trace.
Plus on regarde, moins on voit
En 1981, Edgar Morin faisait déjà ce même constat "il est étonnant que l’on puisse déplorer une surabondance d’informations. Et pourtant, l’excès étouffe l’information quand nous sommes soumis au déferlement ininterrompu d’évènements sur lesquels on ne peut méditer parce qu’ils sont aussitôt chassés par d’autres évènements. Ainsi, au lieu de voir, de percevoir les contours, les arêtes de ce qu’apportent les phénomènes, nous sommes comme aveuglés par un nuage informationnel" Il n’y a pas que les joueurs qui risquent leur santé avec ces nouvelles compétitions. Nous sommes sur le point d’y laisser également notre mémoire. Tel est le paradoxe de ce nuage opaque dans lequel on est plongé : plus on regarde et moins on voit.
Le football nous laissait à peine aller au cinéma de temps en temps, Infantino vient désormais de nous voler un mois de juin d’année impaire. A quelques jours de l’annonce de la décision de la CJUE censée valider l’organisation d’une nouvelle compétition européenne (c’est vrai que ça manquait), le pessimiste s’imagine en âne du Buridan, hésitant entre deux bottes de pailles similaires, et qui finit par mourir de faim à force d’indécision. Morale de cette histoire en forme de paradoxe : plus on a le choix, moins on est libre. Rappelons une vérité : ce sport n’a jamais eu besoin de la FIFA ou de l’UEFA pour être universel. Cette unanimité (dans le temps et dans l’espace) tient non pas à la richesse de ses compétitions (ou de ses organisateurs) mais à la simplicité de ses règles (qu’on s’obstine aujourd’hui à vouloir changer) et à l’émerveillement que procure un objet sphérique roulant au pied d’un enfant. "La récupération hebdomadaire de l’enfance", comme Javier Marias avait un jour désigné le football, est aujourd’hui en danger de disparition. La main tendue, nous faisons l’aumône d’un peu de silence et de repos. Sur notre morceau de carton on peut lire écrit dans toutes les langues "aux grands hommes qui décideront de réduire le nombre de matchs et de compétition, nos mémoires reconnaissantes".