L'édito de l'After: Les Bleus et le droit au silence

Est-ce le rôle d’un footballeur de s’engager publiquement sur le terrain politique? Celui qui pose cette question est immédiatement suspect. Dans une époque aussi bavarde, la moindre réserve sur le grand déballage des réseaux sociaux, fait l’effet d’un coup de feu dans un concert de casseroles. Dimanche dernier, c’était au tour de Kylian Mbappé de lancer un mot d’ordre politique "J'ai envie de m'adresser au peuple français, à la jeune génération. On voit très bien que les extrêmes sont aux portes du pouvoir. On a l'opportunité de choisir l'avenir de notre pays. J'appelle tous les jeunes à aller voter. Chaque voix compte, ce n'est pas à négliger. J'espère qu'on fera le bon choix et qu'on sera encore fier de porter ce maillot le 7."
Le capitaine de l’équipe de France emboîtait le pas à ses camarades Ousmane Dembélé "il faut se mobiliser pour voter" et Marcus Thuram "Il faut se battre pour que le RN ne passe pas". Entre-temps, curieusement, la fédération s’était sentie obligée de publier un communiqué rappelant, conformément à son statut de délégataire de service public "sa neutralité en tant qu'institution, ainsi que celle de la sélection nationale dont elle a la responsabilité. Il convient à ce titre, ajoutait-elle, d’éviter toute forme de pression et utilisation politique de l’équipe de France." Les joueurs se sont engagés à "titre individuel" mais dans l’exercice de leur fonction. Problème: peut-on vraiment séparer le citoyen du joueur de l’équipe de France?
Footballeurs, chanteurs, acteurs
Au pays de Sartre et Camus, l’engagement a historiquement pris un autre sens. Quand pour le reste du monde s’engager signifie avoir une responsabilité à l’égard d’une promesse, en France, depuis les années 50 au moins, le terme désigne une prise de position morale dans le débat politique. Décolonisation, racisme, droits de l’homme, démocratie: l’intellectuel aurait donc une légitimé particulière à intervenir dans un domaine où il est pourtant techniquement incompétent. En France, un philosophe peut parler relations internationales, un écrivain politique d’asile et d’immigration.
Depuis quelques années, au même titre que les acteurs ou les chanteurs de variété, les footballeurs ont gagné leur ticket de kermesse. Promus dans l’ordre du bavardage, les footeux sont même sommés, au moindre faits-divers venu, de livrer leur analyse sur la situation du pays. En story sur Insta pour les plus discrets, sur un post twitter pour les plus déterminés. A première vue, difficile de contester l’exercice de la liberté d’expression. Ils font bien ce qu’ils veulent. Même s’il faut admettre qu’il y a quand même un peu de déchet (cf Youcef Atal qui like une publication antisémite sous les applaudissements d’une partie de ses suiveurs ou Camara qui revendique son homophobie avec le soutien de la fédération malienne).
Face à ce flot incessant, la question que le citoyen de bonne volonté est en droit de se poser est la suivante: ces prises de position éclairent-elles le débat ou ajoutent-elles encore plus de confusion à la crise? Un joueur de l’équipe de France, dans l’exercice de ses fonctions (comme le rappelle subtilement le communiqué de la fédé), est-il soumis au principe de neutralité comme n’importe quel agent public? N’y a-t-il donc plus personne pour défendre "l’obligation de réserve", honorable devoir de retenue pour les agents publics dans l’expression de leurs convictions personnelles? Que penserait-on d’un policier en uniforme, d’un professeur sur son estrade, d’un magistrat en exercice qui donnerait des consignes de vote?
45%
Pire encore, quel sort serait réservé à un joueur qui appellerait publiquement à voter pour le Rassemblement national? Que les choses soient très claires. Ce n’est pas l’option retenue par l’auteur de ces lignes. Cela dit, si la loi interdit (à juste titre) les positions discriminatoires, interdit-elle de voter à l’extrême-droite? En démocratie le terrain politique est — par définition — celui du désaccord et pas de l’unanimité. Toutes les idées politiques "divisent" (pour reprendre le vocabulaire de Mbappé). La grandeur de la démocratie (et sa fragilité dans le même temps) est de s’être donné l’objectif d’assurer leur coexistence pacifique dans les limites de la loi commune et sous la supervision raisonnable des institutions qui la garantissent. Vouloir défendre des positions unanimistes sans contestation possible c’est au mieux pécher par naïveté ou au pire quitter le champ de la conversation publique pour entrer sur celui de l’intimidation morale.
Car la liberté d’expression comporte une contrepartie logique: le devoir de réserve qu’exige le bon fonctionnement des institutions, condition nécessaire à l’existence même de la discussion. Comme une caisse d’allocation familiale ou un tribunal correctionnel traitera de manière égale un électeur du Rassemblement national que de la France insoumise, l’équipe de France est l’équipe de tous les français. Même si 45% d’entre eux ont voté pour des propositions radicales. C’est difficile à admettre mais c’est un fait politique majeur dont il faut tenir compte dans les prises de position publiques plutôt que de le balayer d’un revers de main.
Les voix du silence
A l’engagement moral et passionné, il faut donc préférer la décision rationnelle et adaptée. Dans le champ politique la radicalité n’est pas un critère de vérité : "Avoir des opinions politiques, ce n’est pas avoir une fois pour toutes une idéologie, c’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent" a dit un jour le philosophe Raymond Aron. Penser c’est donc agir plutôt que de bavarder. On analysera donc avec plus d’appétit les choix de carrière des joueurs, les trajectoires individuelles, leur capacité à transformer leur secteur, à faire preuve de retenue dans les moments de crises plutôt que les commentaires d’une actualité politique dont ils ne sont que de lointains spectateurs. Pied-noir déchiré entre sa mère et la justice, Camus avait préféré garder le silence pendant toute la durée du conflit algérien plutôt que de sortir de la réserve nécessaire à toute situation de crise. Après tout, les citoyens ont aussi droit au silence.