L'édito de l'After: Ligue 1, chronique de la haine ordinaire

L’enfer commence par un bruit. Quelque chose qui prend l’oreille et petit à petit s’étend dans le reste de la tête. Au début, tout se passait comme prévu. Un hymne lyonnais trop fort, des présentateurs qui survendent un match à des clients pourtant déjà installés devant leur poste, quelques stats artificielles, une ou deux métaphores de Julien Brun, et hop. C’est dimanche soir, c’est la Ligue 1. Real-Atletico en même temps à Madrid? Même pas peur, on s’accroche à un Olympico comme à un dernier baiser avant de dormir. Les fumigènes inutiles nous rappellent qu’on est en France, le coup de génie d’Amine Harit échoué sur la barre que les miracles n’existent pas.
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La torture a commencé par quelques braillements en arrière-fond. Les nouveaux voisins peut-être. 20h45, c’est l’heure d’aller au lit. Demain il y a école. On préfère les bruits d’enfants aux bruits de bagnoles. Mais ces enfants ont l’air plus grands que prévu et les décibels augmentent à mesure que la nuit s’installe. On pousse le volume de Prime. Les cris ne disparaissent pas. Ils se renforcent. On entend cette fois distinctement ce qui est braillé "Marseille, Marseille, on t’enc***". Les voisins n’y sont donc pour rien. C’est du poste que viennent ces sirènes à boutons. Comme on apprécie les commentaires de Julien Brun, on a du mal à baisser le son. Irrémédiablement on est assourdi par la haine qui prend possession de la retransmission. On pense à Robert Herbin qui regardait les matchs le son coupé et Wagner dans la stéréo. Sourire. "Marseille, Marseille, on t’enc***" Eclats de rire des imbéciles. Consternation du spectateur. 90 minutes à souffrir. La bêtise est un combat.
"La Ligue on t’enc***"
On pourrait faire abstraction, dire qu’on se fiche de la mauvaise éducation qui pourrit nos vies. On s’enfermerait volontiers dans une monade sans porte, sans fenêtre. Et parce qu’il est plus facile de changer ses désirs que l’ordre du monde, on finirait bien par s’habituer à la haine ordinaire. On pourrait, oui. Mais alors à quoi servirait le football, les stades et les communautés? A quoi bon s’inventer ce genre de transcendances si elles sont systématiquement souillées par des sacripants? Combien de fois dans le métro, dans le tram, dans les stades a-t-on assisté à ce genre de scènes: des ados en mal de transgression hurlant leurs hormones à tout un wagon détournant les yeux de peur d’être la prochaine cible? Combien de fois a-t-on entendu ces slogans haineux dans une enceinte? Faut-il faire un choix entre éduquer ses enfants et regarder un match? N’y a-t-il personne dans les camions de régie, dans les PC sécurité, dans les réunions marketing au 6 rue Leo Delibes à Paris pour prendre soin de nos oreilles et nos esprits?
Allez, ce n’est pas si grave. Et puis c’est l’époque, ma bonne dame. Qu’une tribune entière, à Metz, hurle un "la Ligue on t’enc***" entre deux fumigènes interdits sous les commentaires gênés du diffuseur qualifiant le spectacle de "festif", tel est le quotidien de notre passion hebdomadaire. Mais alors à quoi bon les bracelets, les campagnes, les RSE et toutes les bonnes intentions si l’on se résigne à constater ces chants comme du "folklore" et ceux qui les lancent et les dirigent comme des interlocuteurs valides? A quoi bon reprocher leur silence aux joueurs si nous-mêmes nous résignons à la première gifle venue? A quoi bon responsabiliser la terre entière de la violence, de la haine, de l’homophobie, si nous ne balayons jamais devant notre propre porte? Quelles sont les références de nos "référents supporters"?
La Ligue au rapport
Le préalable avant tout traitement médical est d’examiner le patient. On ne donne pas des antibiotiques pour un simple mal de tête. On n’opère pas non plus quelqu’un parce qu’il a mal au ventre. Pour soigner, le médecin doit d’abord poser des questions, écouter, regarder, enquêter. Le choix du remède dépend de la qualité du diagnostic. Or le patient Ligue 1 a été drogué aux bonnes intentions et shootés aux droits TV avant même d’avoir pris le temps de s’asseoir et qu’on écoute ce qu’il avait à nous dire. Trop pressé de lui soutirer des primes d’intéressement on a oublié de lui demander comment il allait aujourd’hui. Obsédé par la fausse querelle de l’arsenal de sanctions à disposition (individuelles ou collectives, est-ce vraiment le problème?) la LFP est devenue incapable de donner une réponse claire à une question pourtant simple: au fait, combien d’actes de haine ont-ils été commis à l’occasion d’un match de Ligue 1 cette semaine?
Le rapport sur les dysfonctionnements des fédérations sportives a le mérite de soulever ce lièvre "les faits d’homophobie et de racisme constatés lors d’une compétition ne sont pas systématiquement consignés sur la feuille de match des rencontres". Adrien Reymond, avocat de l’association Rouge Direct qui lutte contre l’homophobie, de conclure très justement (p231 du rapport) "Dès lors, comment, au XXIesiècle, étudier un problème public sans statistique, sans une étude concrète? Il importe donc de commencer par faire des études sérieuses et de mettre en place des systèmes de signalement et de recensement des faits d’homophobie et de racisme dans les enceintes sportives." Des réseaux sociaux aux banderoles en passant par les chants ou les attitudes haineuses (en direct le dimanche soir à la télévision) le football français est contaminé par une haine ordinaire, quotidienne et impunie.
Livre de réclamations
Lorsqu’on est incapable de changer les choses, on change les mots pour faire disparaître les problèmes. Ainsi certains demi-habiles pensent tout résoudre en chargeant les autres de tous les maux: "la société" (quel numéro de téléphone?), le Covid (c’était il y a 4 ans) et les "préfectures" (qui ont autre chose à faire). La théorie de "l’individu isolé" fonctionnant à plein, mécaniquement, les groupes visés n’ont donc jamais rien à se reprocher et leurs défenseurs sont ainsi garantis de ne pas perdre une généreuse clientèle. Pourtant ce sont bien des ados qui ont hurlé "Marseille on t’enc***" pendant 90 minutes à la télévision française dimanche soir. Est-ce si important de savoir à quel groupe ils appartenaient? Dans quel livre de réclamations pourra-t-on consigner le témoignage d’un million de personnes?
Attention, on dit Marseille, on dit Lyon, mais c’est valable pour n’importe quel autre club. On dit "on t’enc***" (il faut le réécrire pour en mesurer la violence) mais on pourrait parler ad nauseam de cris de singes dissimulés, de bras tendus, de portraits d'icônes aux mains sales, de propos discriminatoires. Peu importe la cible. Peu importe le stade. Peu importe l’intention. Ces faits existent. Et un seul, c’est déjà un de trop. Tant qu’aucuns moyens sérieux ne seront déployés (légaux, technologiques, culturels) pour examiner le patient Ligue 1, tant qu’il faudra supporter les aveux d’impuissance de ses dirigeants, tant qu’on ne mènera pas un recensement objectif, scientifique et exhaustif des faits de haine qui se déroulent chaque semaine dans nos stades, rien ne sera fait pour lutter contre la maladie du football français: le déni de réalité.