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L'édito de l'After: "Madrid, ce grand ours blanc"

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On ne cesse de se demander comment et pourquoi, à la fin, c’est toujours le Real qui gagne. Une réponse possible : l’impossibilité qu’il y a à faire sans lui.  L'édito du rédaction en chef de la Revue de l'After.

Ce n’est plus une équipe, c’est une espèce de maladie. Dans El Pais du week-end, Manuel Jabois rapportait une curieuse histoire. Il y a deux étés, en juin 2022, Dani Carvajal se mariait. A l’ombre d’un arbre s’étaient alors rassemblés une poignée de ses coéquipiers et quelques dirigeants du Real Madrid. Joselu, beau-frère de Carvajal (et pas encore joueur du Real) était lui aussi présent. Quelques jours après avoir retourné Manchester City à Bernabeu, l’un des dirigeants présents prit la parole: "Mais c’est quoi votre truc en fait? On sent quelque chose de particulier sur le terrain quand on est joueur du Real, c’est ça?" Carvajal répondit: "Je ne sais pas s’il y a un truc particulier. Mais nos adversaires, eux, y croient. C’est ça le plus important."

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Les Espagnols désignent cette capacité du Real à gagner quand plus personne ne gagne, de remporter le match quand tous les autres auraient jeté l’éponge depuis longtemps, la mystique. La mystique c’est l’aura invisible mais bien réelle qui vous prend quand vous foulez une pelouse réputée, quand vous pénétrez le musée du club, quand vous devinez dans les yeux de l’adversaire la quiétude du prédateur.

Cette sensation n’est pas à proprement parler une domination. Elle s’exerce sans violence, sans contrainte. Elle est une autorité qui s’exerce sur votre conscience par la séduction. Ce charisme est une attitude générale. Le style de ce club, c’est de vous dire à chaque seconde de son existence, dans son architecture, dans son organisation "ne vous inquiétez pas, je saurai quoi faire le moment venu". Cette autorité tranquille et religieuse se manifeste d’abord, c’est le paradoxe, dans le regard de l’étranger.

Les grands mystificateurs

Pendant un match, les signaux qui pourraient sembler inquiétants pour l’immense majorité des clubs ou des équipes et préfigurer une inévitable désillusion (blessures, but encaissé, fin du temps réglementaire) se mettent à prendre une tout autre signification pour le Real Madrid (cf blessures de tous les centraux et du gardien cette saison, non remplacement de Benzema).

Chaque événement contraire est alors métabolisé et transformé en une force nouvelle. Moins il reste de logique sportive, plus la foi se raffermit. Exemple? Le but de Davies à Bernabeu a réveillé l’équipe contre le Bayern. Le face-à-face manqué d’Adeyemi ou le poteau touché par Füllkrug en finale ont eu le même effet mobilisateur: ils ont réveillé la mystique qui dormait. C’est la croyance qui fait vivre la mystique. Chacun se sent alors porté par une idée qui le dépasse mais le définit.

Question inévitable: depuis tout ce temps, comment se fait-il que les adversaires ne se soient pas mis au diapason? Comment expliquer qu’une équipe à ce point dépassée par son adversaire en première mi-temps, puisse remporter un tel match? Les visages des joueurs de Dortmund après le premier but sur corner donnent une piste. La mystique, comme le dit l’étymologie grecque, c’est la force propre d’un secret dont on ne peut se défaire et qui occupe chacune de vos pensées. Plus vous essayez de chasser une pensée maudite, d’envoyer au loin un savoir honni, plus l’obsession habite votre conscience au point, à terme, de déposer les armes pour qu’elle vous fiche enfin la paix. Carvajal a raison, si les adversaires sont mystifiés, c’est que cette force existe. Point.

Petit ours blanc

Il se passe avec le Real Madrid, au fond, ce que le psychologue américain Daniel Wegner a décrit, en 1987, dans une célèbre expérience de psychologie clinique. Il demande à des personnes de "ne pas penser à un ours blanc". Résultat: c’est impossible. Pire, cette impossibilité mène les sujets à des situations de malaise psychique et de dépression. La pensée à effacer finit par rendre fou celui qui en devient le prisonnier.

Faites l’expérience. Essayez d’oublier les 15 coupes d’Europe, les Galactiques, le feuilleton Mbappé-Real Madrid, la Superligue, Florentino Perez, Zinédine Zidane. Réduisez ce club à une simple couleur, le Bernabeu à un simple stade, le Real à l’équipe d’une ville, la meilleure formation du monde à 11 joueurs anonymes, le plus grand club du monde autoproclamé à un concept marketing creux. Vous constaterez un trou béant dans l’histoire du football. C’est un fait massif, l’esprit ne pourra jamais effacer la trace de l’admiration. C’est tragique pour les adversaires. C’est grandiose pour le Real. Qu’on soit croyant ou non, la mystique agit au moment précis où l’on essaie de s’en défaire. Pour le patient en désintox, un seul remède: vivre avec et recommencer. 

Thibaud Leplat