L'édito de l'After: Menotti, le maître de nos maîtres

Luis Cesar Menotti en 1981 - ICON SPORT
Foutu dimanche soir. Le nouvelle est tombée vers 21h30. El flaco Menotti est mort. L’ancien sélectionneur de l’Argentine championne du monde 78, théoricien du beau jeu, fumeur invétéré (qui s’y était remis pour profiter de ses dernières semaines parmi nous), le maître de Maradona, Valdano, Aimar, Guardiola, cet homme-là donc, a quitté le monde des vivants. Bien sûr, vu du pays des grands écrivains, les hommages à un entraîneur de football sembleront toujours exagérés.
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On nous dira qu’on en fait trop. C’est vrai. Pleurer la disparition d’un sélectionneur étranger mérite la disgrâce. Au temps du chauvinisme tout puissant, il est très mal vu de vibrer pour des hommes venus de l’autre côté d’une finale de coupe du monde. Au temps de la bêtise en réseau, l’intelligence sera toujours suspecte. Pire, elle est désormais une circonstance aggravante au crime d’avoir raison. El flaco Menotti n’était pas un entraîneur. Il était le symbole d’une utopie faite football : les retrouvailles bouleversantes de l’art et du jeu.
Socrate argentin
Sorte de Cruyff argentin en plus cultivé, Cesar était le maître de mon maître. Depuis juin 1975, date de sa première sélection en équipe nationale, Jorge Valdano, tel un Platon qui aurait suivi l’enseignement de son maître Socrate, a passé sa vie à raconter ce qu’il avait entendu auprès de lui. Sous forme d’anecdote, de bons mots ou de scènette comme dans le Le Banquet, la République ou le Ménon, Valdano nous a fait approcher la vitalité de l’enseignement de Menotti "Si Menotti n’était pas apparu dans ma vie, je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui", conclut-il son oraison dimanche soir dans El Pais. Comme Socrate était le philosophe de tous les philosophes (sans n’avoir jamais rien écrit lui non plus), Menotti est l’entraîneur de tous les entraîneurs.
Amateur de musique classique, lecteur de Borgés, Cesar Luis Menotti — qui depuis 2019 était "directeur des sélections nationales" — a passé sa vie à déconstruire le moindre préjugé sur le football. Il a défendu son sport contre la voracité du capital et sa meilleure alliée: la bêtise fière d’elle-même. Le football était pour lui un objet culturel à soigner et traiter comme tel. La particularité de sa pensée est d’avoir mis cette éthique aristocratique du jeu au service de l’éducation populaire. Sa célèbre phrase "le football, c’est l’opéra du peuple" résume à elle seule une conception du monde où les chef-d’œuvres sont accessibles à ceux qui les aiment. Il ressemble à ces éducateurs du peuple qui, dans nos vieilles "banlieues rouge", faisaient lire Aragon à la jeunesse ouvrière. C’était le monde d’hier.
Le discours et la méthode
Un jour de 2021, il résuma en un éclair sa conception du football. La formule est tirée d’un texte de Borgés de 1926 s’inspirant d’un célèbre poème d’Apollinaire tiré des Calligrammes (1918): "Le football c’est un peu comme ce que disait Borgés de la littérature ou de la philosophie : ordre et aventure. Si vous êtes trop ordonné, c’est comme la musique, l’équipe est ennuyeuse. Si vous jouez dans un orchestre, si vous partez à l’aventure et que vous vous mettez à faire un solo de violon mais que vous n’êtes pas capable de revenir au son de l’orchestre, cette aventure est perturbante. Elle dérange."
Le football c’est ce jeu (au sens mécanique du terme) entre le chaos et la forme, entre l’ancien et le nouveau, entre l’individu et le collectif, bref entre l’ordre et l’aventure. Il ne s’agit pas de seulement de créer, il s’agit d’inventer un chemin nouveau c’est-à-dire un moyen inédit de revenir à l’harmonie de départ. Chez Menotti, le talent n’est jamais une excuse mais une responsabilité. L’homme ne s’est pas contenté de découvrir Maradona ou de donner le premier titre de champion du monde à l’Argentine, il a donc aussi laissé une méthode en héritage.
Pour toujours
Que reste-t-il de cette grande idée aujourd’hui? Qui sont les héritiers de Cesar? Comme Cruyff il n’a quasiment laissé aucun écrit. Comme Cruyff, comme Arribas, comme Socrate, son héritage est pourtant immense et repose sur le témoignages d’une infinité de disciples : Aimar, Scaloni, Lillo, Signorini, Basile, Cappa etc. Il est impossible de résumer une vie en quelques lignes. Mieux vaut ressusciter une conférence donnée par le maître de nos maîtres à un public d’éducateurs. C’était en 2005, installé à un bureau d’écolier sur la scène d’un théâtre, à l’occasion du congrès national des entraîneurs argentins. Sans aucune note, il était venu parler de l’éthique du métier. Grâce à lui "philosophe du football" n’est plus une insulte.
"Ce que nous faisons est quelque chose de sérieux, nous ne sommes pas n’importe qui. Nous avons la possibilité de vivre auprès de joueurs qui grandissent dans la solitude du succès et qui pour quelques uns, à une époque, terminaient dans l’alcool ou aujourd’hui dans cette confusion : pour qui jouent-ils? Pourquoi jouent-ils? Pour qui vivent-ils?(…). Les joueurs ne sont pas que des joueurs de football. Ce sont des hommes qui jouent au football. Notre obligation est d’acquérir le plus de connaissances possibles pour les aider à devenir de meilleurs joueurs et de meilleures personnes. Que ça vous plaise ou non, directement ou non, dans n’importe quel type d’activité, chacun propose un style de vie, une vision du monde, une société dans laquelle il aimerait vivre." Hasta siempre Flaco !