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L'édito de l'After: Notre-Dame du foot

Le nuevo San Mames de Bilbao, en mai 2024

Le nuevo San Mames de Bilbao, en mai 2024 - Anthony Dibon/Icon Sport

Il y a longtemps qu’on ne construit plus de cathédrales gothiques. Le sport national de l’époque, ce sont les stades et les centres commerciaux. Il est venu le temps du naming.

J’ai grandi en Picardie, c’est-à-dire au milieu des champs de betteraves à sucre et des cathédrales. Noyon, Senlis, Laon, Saint-Quentin, Soissons, Amiens et Beauvais sont des clubs et des monuments historiques. Tout proche il y a aussi Reims (pour un match amical) et, bien sûr, Notre-Dame de Paris (pour la visite annuelle au Parc des Princes). Il faut y ajouter les Abbayes de Saint-Riquier, Saint-Michel en Thiérache, Saint-Jean des Vignes. Bien sûr on ne s’y arrêtait pas le dimanche matin avant l’échauffement. On nous avait appris à “être dans notre match” dès le réveil. On n’est pas “des touristes”. Mais quand on est gardien de but, on a parfois le temps de lever le nez vers les alentours. Partout, ce paysage propre au football rural : la mairie, l’école, le clocher et le terrain de foot. J’ai passé mon adolescence à taper les crampons sur le béton, à nettoyer la boue à l’eau froide. Une constante : la glaise des terrains de l’enfance est toujours sacrée. Que reste-t-il de cette idée ? Aujourd’hui, les écoles ont fermé, la région a été effacée de la carte administrative (foutus “Hauts-de-France”), les pelouses sont en synthétiques (“foutues billes noires dans les machines”) et la religiosité du foot de campagnes a disparu. Un instant. A-t-elle disparu ou a-t-elle simplement changé de forme ? Le documentaire d’Arte sur la reconstruction de Notre-Dame nous met sur la voie. Pas une seule fois le mot de “football” n’y est prononcé, bien sûr. Un doc sur Beckenbauer (à voir aussi) c’est déjà pas mal. On ne va pas trop en demander à la chaîne culturelle.

L’assemblée nationale

Et pourtant, déformation professionnelle sans doute, j’y ai vu du football partout. Après tout, Hegel voyait bien dans les cathédrales la réalisation de l’immatériel (l’Esprit) dans la matière (la pierre). Charpentiers, couvreurs, tailleurs de pierre, sculpteurs, vitraillistes, forgerons, mais aussi archéologues, géophysiciens, designers sonores, 250 entreprises, 340.000 donateurs venus de 150 pays; la Cité s’est mise en branle pour sauver une flèche, redonner vie à des vitraux, rétablir un édifice dans son aura de symbole. Un collectif qui s’échine pour une idée commune, ça ne vous rappelle rien ? Il y a longtemps que ce n’est plus “le temps des cathédrales”, Victor Hugo en a fait un roman et Pascal Obispo une comédie musicale. Nous sommes en revanche entrés dans le temps des stades. L’invention du sport moderne, c’est l’invention d’un nouveau culte sans dieu, d’une morale sans culpabilité, d’une église sans autel. Si deux des plus grandes églises (au sens grec ecclesia, l’assemblée) n’ont que leur nouveau stade à la bouche, c'est que le Real Madrid comme le FC Barcelone savent que la grandeur de leur culte se mesure à celle de leur stade. C’est la vente d’une partie des loges VIP du nouveau Camp Nou (toujours pas livré) que Joan Laporta a commis le miracle Dani Olmo. C’est parce qu’il a entièrement refondé le Santiago-Bernabeu (avec toit ouvrant et climatisation) que Florentino Perez peut vieillir tranquille. Alors comme ça, le PSG voudrait quitter son église de centre-ville pour une savonnette de béton au milieu de la Beauce ? C’est oublier qu’un stade n’est pas seulement une installation sportive. C’est, à proprement parler, un écrin pour la mémoire.

Nouvelles cathédrales

C’est dans un stade que les souvenirs se forment, s’exercent et se transmettent. Comment ? Par le pouvoir évocateur de leurs noms. Tel est le drame du naming: effacer les lieux de mémoire. Si l’Allianz Riviera de Nice peine à se remplir c’est peut-être à cause de la manière un peu cavalière avec laquelle le nom glorieux du “Ray" a été congédié du football et pour devenir celui d’un parking. Le bon vieux “Stade du Ray”en avait vu des montées, des descentes et des presque-titres. Les grands édifices sont l’ouvrage du temps. Le Parc des Princes a beau être la propriété de la Ville de Paris, il est le lieu de culte d’un club trop jeune pour s’exiler. Même l’Athletic Bilbao a préféré détruire entièrement sa “Catedral” pour en construire une autre au même endroit et à une condition : qu’elle porte le même nom. Ce sera donc “nuevo San Mamès”. Oui un stade est une cathédrale parce que son nom est une prière sur deux plans. Horizontalement, d’abord, au nom des compétences d’une communauté tout entière pour le fabriquer et l’entretenir (aujourd’hui on dit “éco-système” mais c’est la même chose). Le Stade de France à Saint-Denis : 7500 emplois pour le créer (ouvriers du BTP, ingénieurs, architectes, électriciens, plombiers, conducteurs d’engins). Entre 200 et 400 employés à temps plein pour la gestion du stade (administration, sécurité, maintenance, boutiques. Entre 3000 et 6000 les jours de match (sécurité, restauration, technique, logistique). En moyenne en France, un stade génère 15000 emplois indirects locaux.

“De l’ordre de la religion.”

Verticalement ensuite. Selon les circonstances, les émotions sont transmises dans l’espace de la pelouse aux gradins, des gradins à la pelouse. Mais, du fait de sa dimension rituelle, le stade transmet aussi dans le temps. Il mobilise le passé et le futur dans le présent de la (re)transmission. Cette dimension mémorielle est souvent négligée des marchands du temple. Peut-être parce qu’ils ne savent pas quoi en faire ou qu’elle est moins facilement monétisable qu’un hot-dog ou une galette saucisse. Pourtant elle est le cœur de l’expérience du football et la clé de sa durée en dépit des modes qui passent. En 2014, à presque 90 ans, Roger Taillibert, architecte du Parc des Princes était toujours fidèle à son chef-d’œuvre. Il se rendait encore très régulièrement au Parc des Princes pour y contempler les sourires et les yeux admiratifs de ses voisins de tribune. Il m’avait alors soufflé en contemplant une vieille maquette  : "Quand les sportifs entrent sur la pelouse, que vous entendez les noms dans les micros, quelque chose se trame dans l’esprit des gens. Toute la semaine, ils ont pensé à ce moment. Ils en passeront une autre à raconter ce qu’ils ont vécu dans cet endroit. Il se passe quelque chose dans ce stade, de l’ordre de la religion. Une relation humaine se crée entre des gens qui viennent voir une attraction et vont la faire vivre socialement au moins encore une ou deux semaines de plus. Voilà pourquoi la force d’un club, c’est d’abord la richesse d’un stade." Comment appelle-t-on ce culte qui lie les ancêtres et les vivants ? Les héros et leurs fidèles ? Comment appelle-t-on ces lieux qui rendent visible l’invisible ? Quelle est cette manière curieuse de rendre hommage à la boue commune sans jamais se salir les mains ? Une cathédrale, bien sûr.

Thibaud Leplat