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L'édito de l'After: Requiem pour des fous

Régis Le Bris au Vélodrome, le 12 mai 2024

Régis Le Bris au Vélodrome, le 12 mai 2024 - @IconSport

La même soirée, un coach est pourchassé par des ultras dans les entrailles d’un stade (Regis Le Bris) et un autre est porté en triomphe par une tribune (Pierre Sage). Face à la violence du football, l’entraîneur est devenu le bouc émissaire idéal.

La fin de saison est une fin du monde. Vers minuit dimanche soir, l’ambiance était au jugement dernier. Enfin, le football pouvait congédier le satané imprévu qui nous pourrit la vie. Enfin, on allait pouvoir tirer des conclusions définitives. Pour les esprits pressés, le bout de l’aventure est toujours un soulagement. Les raisonnement simplistes vont enfin prendre des allures de démonstration scientifique et la dictature du résultat s’exercer à plein. L’auteur de ces lignes a lui-même passé une soirée déchirante.

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Tandis qu’une horde lançait une chasse à l’homme dans les coursives du Moustoir à Lorient, à 850 kilomètres de là, une foule extatique portait en triomphe celui qui venait de sauver l’OL de l’enfer. De chaque côté un ami. L’un célébrait les noces de la foule et d’un organigramme — Pierre Sage à Lyon — , l’autre, retranché dans un vestiaire et protégé par un cordon de CRS — Régis Le Bris à Lorient — guettait le moment où la horde le laisserait enfin rentrer chez lui. Question philosophique (on est là pour ça): la violence est-elle une fatalité?

Coupable idéal

Du viseur à la photo, d’où vient que les entraîneurs, figures marginales du grand récit du football, se retrouvent aujourd’hui au centre? Impossible aujourd’hui de parler d’une équipe professionnelle sans évoquer aujourd'hui la "philosophie" de celui qui la dirige.

Impossible d’évoquer les résultats de cette équipe sans les imputer invariablement au "travail" du coach. A raison, a minima, de deux conférences de presse par match (sans compter les innombrables prises de paroles publiques), le coach est devenu en quelques années le narrateur officiel des aventures de son équipage. Conséquence: quand, pendant des décennies, les supporters entretenaient une relation affective directe avec des héros pourtant lointains — les joueurs —, ils n’ont maintenant plus que le nom de l’entraîneur à la bouche. Mais cette fascination est d’une autre nature.

Oscillant entre bouc émissaire et homme providentiel, le coach, parce qu’il s’interpose entre le désir et son objet, parce qu’il est à la fois à l’intérieur du club et à l’extérieur de l’équipe, est un intrus pour les supporters, mais un candidat idéal pour les pourfendeurs de réputation. Une vérité doit être dite: personne ne portera jamais de maillot floqué du nom du coupable idéal.

Que faire alors de cette violence qui menace? Elle peut être agréable comme une tribune entière qui crie votre nom, elle peut être néfaste comme une horde qui vous traîne dans la boue parce que le résultat est déplaisant. Dans les deux cas, quoiqu’éphémère, la violence menace l’équilibre de ces petites sociétés fragiles que sont les clubs de football.

Telle est la mécanique affreuse de la fureur: elle est vorace, massive et contagieuse. D’une minute à l’autre, elle explose, sans règle, sans prudence et menace toutes nos fragiles constructions. Le vertige de la violence est celui d’un phénomène météorologique.

Comme une tempête, on ne peut pas faire grand chose d’autre que se terrer chez soi en "attendant que ça passe" et en priant les Dieux que les éléments n’emportent pas nos fragiles abris. Au sortir de nos trous, devant l’inévitable désolation, on pourra toujours en vouloir au ciel, à l’époque, aux ancêtres. Il ne nous restera pourtant qu’une seule chose à faire: se retrousser les manches et recommencer.

Pansement et paratonnerre

Au fond, l’entraîneur ressemble beaucoup au bouc émissaire décrit par l’anthropologue français au nom de coach, René Girard. L’entraîneur est à la fois un "pansement et un paratonnerre". Pansement, parce qu’il soulage l’équilibre d’une institution menacée par le chaos tant au moment du triomphe que celui de l’échec. Tantôt porté aux nues, tantôt pourchassé dans les couloirs, l’entraîneur n’est pourtant pas celui qui a introduit la violence dans le groupe.

Au contraire, il est celui qui la révèle. D’où son statut paradoxal d’initiateur aux forces souterraines mais aussi de victime expiatoire des tendances à l’autodestruction. Il est chargé comme le bouc dans la tradition juive de porter tous les péchés du groupe pour soulager les épaules des hommes avant d’envoyer l’animal dans le désert. "C’est ma responsabilité": tel est le mantra répété sans cesse par les suppliciés. Le pansement ne souffre pas à la place de la blessure mais offre un abri au corps le temps de cicatriser.

Il est aussi paratonnerre, évidemment, parce que c’est vers lui que la foudre est attirée quand l’orage approche. Point culminant de la ville, placé en haut des cathédrales et des monticules, il attire l’énergie cosmique sur lui tout en l’éloignant de ceux qui se réfugient dans ses murs larges et protecteurs. Grâce au bouc émissaire, le cycle infernal de la violence est enfin interrompu et l’équilibre peut revenir.

En proposant à la vorace industrie quelques êtres à se mettre sous la dent, le football a ainsi mis au jour le fonctionnement éternel des sociétés humaines. Grâce au sacrifice d’un seul (en moyenne tous les 53 matchs en Ligue 1, cf page 34 de la Revue de l’After actuellement en vente) l’agressivité collective est endiguée et la communauté provisoirement ressoudée. Oui, provisoirement. Car le lynchage et la gloire sont les deux revers d’une même réalité. Ce n’est pas l’entraîneur que l’on congédie ou célèbre à intervalles réguliers mais une certaine idée de la justice divine. Et cette idée-là ne meurt jamais.

Thibaud Leplat