L'édito de la revue de l'After: Il faut imaginer Beka-Beka heureux

Alexis a raison. Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Tout en haut du viaduc de Magnan — celui des vacances et de l’azur — il a entrevu cette vérité de Camus. Vendredi vers 10h30 le joueur de l’OGC Nice a enjambé le parapet et s’est assis les pieds dans le vide. Contemplant le vertige qui ne le gagnait plus, il a attendu que se résolve d’elle-même l’énigme de l’existence: pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Ce serait faire insulte à la profondeur de cette épiphanie tragique que de la rabattre à une simple statistique (38% des joueurs professionnels souffrent d’épisodes dépressifs). Si le seul but est d’en marquer un de plus, c’est vrai, à quoi bon continuer? Pourquoi ne pas en finir tout de suite? C’est d’une logique implacable. La maladie du footballeur ce n’est pas le désespoir mais la lucidité. Chose curieuse, ce dilemme existentiel est la question inaugurale du football mais aussi de la philosophie. "Apprendre à mourir", telle la définition de Platon. Il n’y a qu’en haut d’un pont qu’on peut comprendre la règle du jeu.
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En attendant, on peut toujours tourner en rond pour se rassurer: combien de titularisations pour éviter qu’un joueur ne se jette sous un train? Combien d’acclamations sont nécessaires pour éviter que le malheur pointe son nez? On voudrait le rassurer, lui dire qu’on l’aime, qu’on aimerait bien le voir un peu plus sur la pelouse. Mais c’est nous qu’on console. Et, ce qui est pire, on passe à côté de l’essentiel. Le tragique de la condition de ces hommes c’est qu’elle se résume à nous divertir pendant quatre ou cinq saisons (durée moyenne d’une carrière en France). Et, parce qu’il est urgent de nous faire penser à autre chose, on apprend aux footballeurs à jouer avant de leur apprendre à penser.
Or, on oublie ce qu’il faut de force pour affronter l’absurde. Il faut relire ce que disait Bojan Krkic ou Andres Gomes en 2018, Grégory Van der Wiel en 2020. Tous racontent le vide, la peur de décevoir, l’incroyable vertige qui grandit sous les pieds quand on découvre le destin d’imbécile nécessaire. On fait des livres, des articles, des documentaires, des débats, de films entiers de leurs exploits. On se régale même parfois de leur chute et de leurs descentes aux enfers. L’histoire d’un footballeur dépressif fascine autant que celle de la princesse malheureuse ou de la célébrité agoraphobe. La joie triste, notre récompense.
Comédie de l’existence
L’autre jour, à Saint-Rémy de Provence j’ai assisté à une abrivade, un lâcher de taureau en ville. A priori, cette tradition très suivie et fréquente (pour un oui, pour un non, en Camargue, on lâche des taureaux en ville) est, elle aussi, a priori, absurde. Il est à la fois obligatoire de se placer derrière les grilles du taureau et en même temps souhaitable, pour qu’il y ait quelque chose à contempler de derrière ces grilles, que les plus habiles désobéissent et se mettent en travers du chemin de la bête. Il est donc à la fois interdit mais attendu de barrer la route au taureau. Curieuse injonction contradictoire. La population faite de femmes, d’enfants, de vieillards et de passants paresseux, s’agglutine depuis des siècles derrière des grilles suffisamment larges pour que chacun puisse — si l’envie lui en prend — renoncer à la prudence et suffisamment étroite pour que le taureau puisse laisser des souvenirs aux petits enfants. Rassurez-vous, le taureau ne souffre pas. Et quelques hommes sont parfois touchés ou piétinés. On aura effleuré l’animal 5 secondes. Cette histoire suffira à remplir toutes les dizaines d’années suivantes. L’abrivade, c’est la comédie de l’existence résumée en deux tours de centre-ville.
En regardant les taureaux tourner, je me suis rappelé ce que Roland Barthes disait d’eux. Ils étaient, théorisa en 1961 le linguiste, "le modèle et la limite de tous les sports". Le modèle parce qu’on y joue avec la nature. La limite parce qu’on n’y meurt jamais. Debout sur leur promontoire au milieu de la chaussée, les gaillards du village attendent les souvenirs à la sortie du camion. Car mourir, au fond, la chose est logique. Non, ce qui est plaisant c’est de se sentir vivant. Nos taureaux millionnaires se mesurent les uns aux autres à l’entrainement toute la semaine — ce qu’on appelle "faire jouer la concurrence". Le dimanche, pour nous faire plaisir, ils se regroupent pour jouer avec l’imprévu — ce qu’on appelle "une rencontre de football". Mais gare à celui qui rompt le pacte et "réfléchit trop". Attention à celui qui se "prend la tête", il risquerait de se faire encorner par la foule. Vers 13h30, Sysiphe accepta finalement de redescendre au pied de la montagne. Alexis n’a pas sauté. La ville entière a soupiré. Il venait de nous laisser une dernière chance. Il faut imaginer Beka-Beka heureux.