L'édito de la revue de l'After: Instagram, l’opium des footballeurs

Difficile de contredire Instagram. Face à un torrent d’images, de slogans, de hashtags, de vidéos, de stories, de likes, de commentaires, l’esprit en quête d’une vérité stable peine à trouver un refuge. On voudrait un peu d’ordre pour se protéger d’un tel chaos. Alors quand une poignée de footballeurs profitent de l’avidité de leur fanbase pour émettre — en story — quelques opinions personnelles sur des sujets brûlants, forcément, on a envie d’écouter aux portes. Cette semaine Ibrahima Konaté — "c’est une blague j’espère" commente-t-il — partageait le témoignage d’une lycéenne exclue pour avoir refusé de retirer une abaya avant d’entrer dans l’établissement. Jules Koundé (qui s’était déjà illustré par des commentaires acerbes sur le traitement des violences policières) partageait cette fois la vidéo d’une dénommée Crazy Sally raillant le débat sur la laïcité dans les établissements publics français. J’avoue que j’ignorais l’existence de cette personne avant le post de l’international français. Il n’est jamais trop tard pour tâcher de comprendre son époque. Je me suis donc plongé dans la timeline de l’influenceuse au million d’abonnés. Ce fut comme une révélation.
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Il y a bien sûr les inévitables vidéos en maillot de bain à Ibiza, le post réglementaire à Roland Garros (merci @lacoste) ou la photo pour @zalando et les (centaines) de commentaires fleuris qui l’accompagnent. Sally — "décrypteuse d’actu, juriste, réalisatrice" — produit ainsi des vidéos remplissant tous les codes de la propagation numérique sur des sujets aussi divers que les 150 ans du Levi’s 501, le coup d’Etat au Niger, l’endométriose, le match Aya Nakamura Vs Nicoletta, ou la loi sur les influvoleurs.
Quand il s’agit d’évoquer le débat de la rentrée et l’interdiction de l’abaya dans les établissements publics, ladite vidéo, reprise par Jules Koundé, fait, sans surprise, l’impasse sur la loi de 2004, la jurisprudence du Conseil d’Etat ou les enjeux éthiques de laïcité. Elle reprend en revanche un par un les éléments de langage qu’on retrouve étrangement mot pour mot sur nombre de comptes étrangers à grand coup de "comme par hasard" et de "stratégie de diversion". Ah oui, quelque part, il y a aussi une photo avec Kylian Mbappé. Mais, rien à voir.
Opinions instagrammables
Disons les choses très clairement. Crazy Sally peut avoir les opinions qu’elle veut. Comme Jules Koundé d’ailleurs. La critique est autorisée en France. Elle est même un trait de caractère national. Il s’agit ici plutôt de décrire et éventuellement d’essayer de comprendre l’univers mental dans lequel baigne une partie de nos joueurs et de leurs fans, autrement dit, nos enfants. Ce qui est perturbant, il faut le dire, c’est le mélange des genres propre à cette redoutable économie de l’attention qu’est la machinerie Instagram. Passant, pêle-mêle, d’une vidéo à la gloire de Rihanna (enceinte) au superbowl et "son petit placement Fenty Beauty", à une autre relatant sa visite à la Maison Blanche, une autre encore où elle évoque, pleine d’assurance, le problème de la "deuxième décolonisation" et des luttes d’influence entre la France et la Russie en Afrique de l’Ouest. Ainsi, comme il y aurait une certaine manière de partir en vacances ou de porter des robes longues, il y a donc désormais également des opinions instagrammables sur la décolonisation, la guerre en Ukraine et la loi de 2004 sur le port de signes religieux ostentatoires à l’école, donc.
"Oui, mais elle a un million d’abonnés" nous objectera-t-on à juste titre dans les salles de classe. En effet. Le débat public est désormais la proie de cette funeste comptabilité. C’est un fait massif. Jules Koundé (3,3 millions d’abonnés) pèse infiniment plus lourd dans la conversation publique que l’observatoire de la laïcité (767 abonnés), Ibrahima Konaté (1,7M abonnés) que le Collège de France (7.982 abonnés), Crazy Sally (1 million, donc) que l’Ecole Normale Supérieure (11.400 abonnés). Avoir le droit de donner son opinion sur tous les sujets ne signifie pas pour autant que toutes se valent. Mais la culture de l’amalgame permanent qu’entretiennent ces comptes à la solde de marques commerciales et de personnes dont on ne sait rien de l'œuvre à part leur taille de jeans et le nombre de personnes qu’elles ont réussi à convaincre de partir à Ibiza, pose un problème aussi grave qu’intéressant: la vérité est-elle sensible à l’applaudimètre?
La tyrannie de la majorité
L’opium des footballeurs est le même, au fond, que celui des influenceurs : c’est la force du nombre. Plus besoin de convaincre quand il suffit de liker. Plus besoin de penser, quand il suffit de peser. Tocqueville était lui aussi un grand fan des States (référence omniprésente de nos sportifs-influenceurs). Un siècle avant la création de la NBA, il leur a même dédié un chef-d’œuvre de la philosophie politique: De la démocratie en Amérique. Que pèse un individu — aussi compétent soit-il — face à l’opinion des timelines déchaînées? Quelle est l’étrange force d’auto-censure qui s’exerce sur l’anonyme quand il est confronté à une meute unanime?
Voilà ce que Tocqueville appelle la tyrannie de la majorité et qui s’exerce chaque jour dans la dictature (digitale) de l’applaudimètre. Alerte prophétie: "À mesure que tous les hommes se ressemblent davantage, chacun se sent de plus en plus faible en face de tous. Ne découvrant rien qui l’élève fort au-dessus d’eux et qui l’en distingue, il se défie de lui-même et dès qu’ils le combattent, non seulement il doute de ses forces, mais il en vient à douter de son droit, et il est bien près de reconnaître qu’il a tort, quand le plus grand nombre l’affirme. La majorité n’a pas besoin de le contraindre; elle le convainc.