L'édito de la revue de l'After: Requiem pour nos cons

On doit au lecteur la vérité. Cette semaine, j'avais prévu un autre thème pour cet éditorial. Quelque chose de plus consensuel dans lequel chacun se reconnaisse. Je visais, allez, 5 followers en plus et 3 abonnés à la revue. Ce mardi s’annonçait grandiose. Et puis, dimanche, à Montpellier vers 17h un nuage de fumée mit un terme aux bonnes résolutions. Ma première réaction, bien sûr, c’est la curiosité. Que s’est-il encore passé? Mory Diaw est au sol, ses camarades regardent les tribunes, on entend voler les insultes. A cet instant, on ne sait pas encore, mais on devine déjà. La première réaction, ce n’est donc pas le regret ou l’inquiétude, c’est la lassitude teintée de révolte.
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Comme à Nice, comme à Charléty, comme à Marseille, on sait déjà qu’un pétard, un fumi, une bombe agricole, n’importe quel engin de malheur a non seulement été introduit, mais en plus, utilisé contre l’un des acteurs. Le spectacle attire l’œil, c’est inévitable. On ne peut pas s’empêcher. C’est le paradoxe de la bêtise (et toute sa force): à mesure qu’on essaie de la comprendre et de l’expliquer on se fait complice de ses effets.
Mur des cons
Comme une physique implacable, le pétard suscite ensuite la même cascade d’images prévisibles. Le constat ne varie jamais. Il se renouvelle, comme un chef d’œuvre: une poignée de marginaux se sent autorisée, au nom de son propre fanatisme, à menacer des joueurs, des dirigeants, d’autres amateurs. Il y avait les trolls des réseaux dont le plaisir était de saboter toute forme de conversation, il y a maintenant les trolls de stade dont la seule idéologie est de foutre le bordel. Ils rigolent de voir les structures sociales patiner.
Le dernier chic c’est le "mur de la honte", spectacle navrant de joueurs alignés devant un kop leur reprochant tous les maux qui s’abattent sur leur club. Le pire c’est que les "mouillez le maillot" sont aussi prévisibles que les moues dubitatives des petits garçons alignés guettant le jour béni de leur transferts. Ne nous y trompons pas. Ce n’est pas l’intérêt général ou le destin du football qui intéressent les moutons bêlant — ou alors à la marge — mais bien les images qu’ils pourront ensuite partager sur leurs réseaux sociaux favoris et qui leur serviront de légion d’honneur. Rien de plus conformiste que de se prendre pour un révolutionnaire de tribune. Et gare à celui qui prendra le courant en sens contraire. C’est vers lui qu’on jettera la première bouteille d’eau. Voilà qui mérite un aphorisme de Nicolas de Chamfort: "En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, et on persécute ceux qui sonnent le tocsin."
La bêtise française
Car, en France, c’est vrai, il se trouvera toujours quelqu’un pour défendre les indéfendables. Cela dit, Chamfort exagère peut-être un peu. La connerie n’est pas proprement française. On a vu en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, aux Pays-Bas des images comparables. Il faut donc nuancer et identifier nos cons à nous, nos cons strictement français. Une hypothèse, celle de Raymond Aron: la fascination française pour la radicalité. Tout discours, toute attitude radicale, rappelant instantanément la Révolution française (et la Résistance) acquiert un prestige unique dans la conversation. L’outrance devient un signe d’authenticité et l’outrage adressé aux institutions un critère de vérité.
Chez nous, le mouvement ultra a su opportunément diriger cette nostalgie de la barricade vers les clubs, les présidents, les médias, l’UEFA, la Ligue, l’Elysée et quand on ne peut pas aller plus haut elle invoque alors le "capitalisme" ou le "néo-libéralisme". Peu importe la cible. C’est toujours la faute des autres de toutes façons. Ce qui compte, au fond, c’est que reprenne l’indigne chantage aux encouragements, celui qui ouvre les coffres-forts et paralyse dirigeants et diffuseurs. Or, tous les pères de famille le savent bien. C’est le contraire qui est vrai: les marginaux ne remplissent pas les tribunes. Ils les vident l’une après l'autre.
Public raisonnable
Heureusement, le spectacle de la bêtise réserve parfois quelques lumières. Dimanche, elle est venue de Pierre-Marie Grappin, référent sécurité du MHSC. Tous les pédagogues du monde se sont retrouvés dans le visage consterné, le ton grave et les mots prononcés à l’égard d’une tribu de t-shirt noirs fière de sa propre aliénation: "Il y a 40 ans que j’ai l’honneur et le privilège de fouler cette pelouse, c’est la première fois que je suis confronté à ce type de situation. Ça ne nous était jamais arrivé. Il n’y a pas eu de pétard avant et si les pétards n’étaient pas utilisés dans les tribunes comme les engins pyrotechniques, il n’y aurait pas ce genre de problème. Je vous demande en conséquence de ne pas en rajouter dans la gravité. Vous n’imaginez pas le préjudice… (sifflets, il reprend) Vous n’imaginez pas le préjudice que subit le club. C’est le club qui subit un préjudice et c’est à cause de votre comportement. Alors s’il-vous-plaît n’en rajoutez pas!"
Ce qu’il restait de public raisonnable dans le Waterloo heraultais applaudit à l’intervention. En quelques secondes étaient ainsi résumées le drame de la bêtise dans notre football: un individu fanatisé bordelise un événement social pour le simple plaisir de constater le chaos qu’il a lui-même engendré. Des dirigeants impuissants semblent dépassées par leur propre public. Des leaders de mouvements ultra s’empressent de reprendre la vieille casuistique entre les bons, les mauvais, les vrais, les faux, les groupes, les individus… Bref, c’est réussi, le poisson est noyé et on n’y comprend plus rien. Cette fois-ci Nicolas de Chamfort a raison: "les hommes deviennent petits en se rassemblant."