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L'édito de la revue de l'After: Le Real, Mbappé, Une certaine idée du football

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Curiosité du football actuel: les héros de l’époque moderne continuent à rêver de jouer dans l’institution la plus anachronique du monde, le Real Madrid. L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After

Peut-être est-ce pour Zidane. Ou pour Cristiano. Ou alors est-ce pour la couleur blanche (légèrement meringue) et la couronne royale. Sans doute aussi pour l’avenida de la Castellana les soirs de matchs et la manière dont une ville entière est façonnée par l’histoire d’un club. Kylian Mbappé a choisi de quitter Paris et d’aller (sans doute) rejoindre Jude Bellingham à Madrid. Si l’on en croit les gazettes bien informées, ces deux cracks ont un point commun. Au moment où le football n’était encore qu’une passion dévorante et qu’ils apprenaient leur métier de futur Ballon d’Or, le Real Madrid occupait leurs admirations. Dans le Sofoot de novembre 2023 l’ancien coach de Jude, Pep Clotet, le confirme "Je lui ai demandé: ‘Alors, t’es pour quelle équipe ?’ Il m’a tout de suite répondu: ‘Moi coach, ça a toujours été le Real’. Ce n’est pas comme s’il faisait semblant. Dans son esprit, il y a avait Birmingham et le Real."

Pour Kylian, on connaît la photo. Elle date de décembre 2012. Au lendemain d’un Real-Espanyol (but et passe D de Cristiano) un freluquet qui ressemble au jeune homme d’aujourd’hui faisait un 2 avec ses mains (pour le deuxième ballon d’Or de son idole ?) tandis que Cris, casquette sur la tête et pouce levé, semblait s’amuser de la morgue de ce petit inconnu à qui le club venait de dérouler le tapis rouge. En pleine guerre Mourinho-Casillas, Cristiano-Messi, quelques mois après le départ de Pep du Barça et l’intronisation de son adjoint Tito Vilanova, le Real liait son avenir à celui d’un gamin. A la fin de cette saison étrange le génie français signera pourtant à Monaco et le Real exfiltrera Mourinho dans la pagaille. Douze ans plus tard, l’admiration mutuelle demeure. Au point de se retrouver (sans doute) bientôt.

Cristiano, Messi, Mourinho, Guardiola

Il y a quelque chose de rassurant dans ces révérences. Dans un football qui n’appartient plus à personne et prend parfois les pires défauts de l’époque, il y a encore une place pour les rêves d’enfant. Alors, oui, bien sûr, les ricaneurs diront qu’il est plus facile d’admirer un club quand il est aussi prestigieux. Ce n’est pas faux. Mais dans le cas de Jude et de Kylian cette admiration a eu lieu au moment où le monde entier n’en avait plus que pour le voisin d’en face, le Barça de Guardiola. De 2008 à 2012 (c'est-à-dire l’adolescence des deux hommes), l’équipe légendaire des années 2010 déplace les foules, les montagnes, le football. Au point que l’audience mondiale (500 millions de fans) du Barça en vient à dépasser, selon les meilleurs analystes, celle du Real Madrid. Le Real de Mourinho était craint, respecté, admiré mais le Barça de Pep, avec sa bande de gamins formés au club et son jeu de position révolutionnaire, était aimé. C’est la grande différence. Dans l’échelle de l’admiration, il y avait une pointe de subversion ou, a minima, d’insolence, à admirer Cristiano plutôt que Messi, le Real plutôt que le Barça.

Les deux cracks de 2024 semblent habités par la même vocation, condition essentielle pour un jour avoir le privilège de porter la tunique blanche. Cette dimension messianique du Real Madrid de Florentino Perez est souvent évoquée, parfois moquée, rarement comprise. Car, allons bon, soyons sérieux. Comment au temps de la multipropriété, du business et des start-ups nations, peut-on exiger une telle loyauté ? "Quel cirque !" railleront les plus méchants. "Quelle hypocrisie !" ajouteront ceux qui doutent de tout depuis un projet de Superleague impulsé par le président du "plus grand club du monde" auto-proclamé. En France, pays de la République exigeante et de l’égalité sur les frontons de mairie, il est devenu difficile de comprendre qu’on puisse vénérer à ce point un morceau d’étoffe sans pouffer.

Des héros pour 1000 ans

Curieusement c’est en lisant par hasard les Mémoires de Guerre de De Gaulle que l’on comprend peut-être un peu mieux (en transposant en terrain connu) cette étrange admiration. Elle en devient même familière "Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France (…). A mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur." Oui, s’il y a bien une différence de degré entre la France et le Real (évidemment), la différence de nature, elle, est minime. Pour Perez, le Real (la France pour De Gaulle) est aussi une expérience de la grandeur c'est-à-dire d’une transcendance religieuse dans la lumière et d’un repaire intime contre la trahison les soirs de défaite. Si ce club est bien une institution c’est au sens théologique du terme. On rentre dans le Real Madrid comme les enfants entrent dans la foi, c’est-à-dire, sans s’en rendre compte. La vocation de Florentino a démarré 4 ans après sa naissance, en 1951, aux côtés de ses parents en tribune. Elle a été forgée par Di Stefano, Puskas et Gento, s’est matérialisée, des années plus tard, par les Galactiques du début 2000 et, au soir de sa vie, lui survivra dans le "nouveau" Santiago-Bernabeu et l’avènement de héros pour mille ans.

Voilà pourquoi le président du Real tient à ce point, au moment de leur signature, à ce que les joueurs fassent une révérence et prononcent la formule magique: "mon rêve est/a toujours été de jouer au Real Madrid". A ces mots, dans n’importe quel autre club du monde, on taperait le joueur dans le dos en le remerciant. Mais on saurait au fond de nous qu’il fait ça pour amuser la galerie et qu’au premier vent favorable — c’est humain — il partirait embrasser un autre maillot. Le supporter normal est un cynique qui s’ignore. Mais dans le Real de Florentino on ne plaisante pas avec l’éternité. Comme Beckham avait atteint une nouvelle dimension de son être en signant au Real Madrid en 2003, Bellingham est devenu un autre joueur (ou bien exactement celui qu’il avait rêvé d’être, à voir) à l’instant où il a enfilé le maillot blanc et plongé dans ce bain d’héroïsme. C’est étrange, presque pathologique. Mais cette vision du football lève le voile sur une vieille vérité philosophique : rien de grand ne s’est jamais accompli sans passion.

Thibaud Leplat