Ligue 1, fini de rire

Vincent LABRUNE et Philippe DIALLO - Abaca / Icon Sport
C'était un des clubs les plus ancrés dans son territoire, là où la culture locale était la plus forte. Ils ont rempli leur stade en Ligue 2, à partir de maintenant, les Strasbourgeois auront dans l’oreille ce 22 juin 2023 qui résonne comme une inquiétude. Rien à voir avec l’optimisme de leur président Marc Keller dans L’Equipe la semaine dernière "Notre modèle familial était à son maximum vu cet environnement. Il fallait réfléchir à une évolution pour aller un peu plus haut, tout en permettant au club de progresser sur son socle de valeurs. On entre dans une nouvelle page de notre histoire." Après onze années consacrées à remonter le Racing aux côtés d’investisseurs locaux, la perspective de la revente (pour 7 fois la mise de départ) à BlueCo, fonds d’investissement propriétaire de Chelsea et qui n’a pas grand chose avoir avec la place Kleber, l’a rendu jovial. Tel est l’étrange destin de l’investisseur local et son paradoxe secret: il est le premier à contribuer à la disparition de sa propre culture.
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Comme une fable sur les transformations philosophiques, qu’à marche forcée, notre football est en train de vivre. Pour comprendre le bouleversement que constitue le rachat de petites PME familiales par des financiers internationaux, revenons à 2016. Dans un article de Politix, Manuel Schotté, évoquait la sociologie des présidents de clubs de football professionnels français. Apôtres de l’immobilisme dans un monde en mutation, héros de l’entreprenariat local, petits patrons au pays des grandes gueules, les présidents du football français étaient une tribu d’irréductibles "Alors que le ‘capital international’ semble aujourd’hui revêtir une importance de plus en plus grande dans la production des élites, le cas des présidents de clubs de football permet de mettre le doigt sur une fraction de la bourgeoisie économique qui échappe à cette tendance, en ce qu’elle a pour caractéristique de faire reposer sa mobilité sociale sur son immobilité géographique." En effet: nos petits patrons de clubs étaient les fiers (et derniers) représentants du vieux monde des notables de province, ceux qui, entre le promoteur immobilier, l’assureur et le notaire, faisaient la vie des préfectures et sous-préfectures françaises. Être de quelque part, telle était la vraie richesse des paniers percés.
"La musique classique ça me fait chier"
Tendance lourde depuis 1960. Les valeurs traditionnelles du président à la française c’était simple, basique : mérite et gloire personnelle. La légitimité ne se gagnait pas par les millions mis sur la table mais à grands coups d’huile de coude: à la mine dès 17 ans pour Roger Rocher à Saint-Etienne, sur les marchés pour Paul Calabro à Nîmes, dans le cabinet d’expertise-comptable pour Claude Bez à Bordeaux, dans les poubelles de son père pour Louis Nicolin à Montpellier, à la Meinau pour Keller à Strasbourg. Le président c’était l’exemple du conservateur par excellence, celui qui ne montait pas à Paris pour réussir, qui ne perdait pas son temps dans les salons d’une duchesse, qui ne s’emmerdait pas avec les bonnes manières. Son horizon culturel se bornant à son entreprise la semaine et aux déplacements de son équipe le samedi après-midi, on le voyait rarement traîner à la médiathèque du centre-ville "mes fils, je préfère qu’ils soient nés dans le sport que dans la musique classique. Parce que, ça, ça me fait chier (…) je préfère regarder un match de curling qu’écouter du Mozart", expliquait Loulou Nicolin en 2007, l’anti-Rastignac par excellence.
Sauf que pendant que les uns commandaient du rabe de saucisson d’Auvergne à la charcuterie du centre-ville, quelques brillants esprits parvenaient aux postes de président salariés (comme Laurent Perpère, normalien, agrégé de lettres, ENA, la totale quoi, au PSG entre 1998 et 2003) la nature de notre football étaient en train de changer. Loulou se foutait un peu de ces mecs en costard. Il était la voix du petit peuple qui aime son petit patron et fait une grimace mi-amusé, mi-dégoutée aux arrivistes dans France Foot en 2002 "Ils sont classes, sortent des grandes écoles, mais je ne partirais pas en vacances avec eux (…). Si le samedi je ne partais pas avec mon équipe et mes potes, j’en serais malade (…). C’est une histoire de potes, de bouffe, de rigolade."
Voilà comment pendant de longues décennies (de l’après-guerre aux années 2000), le football français s’est construit assez largement contre les types en costard et les CV affutés. Une bonne bouffe valait toujours mieux qu’un bilan comptable, une bonne bouteille qu’un siège au Conseil d’administration. Les US, c’était le pays des cow-boys et de Mickey. Rien de plus. Cette allergie à tout ce qui n’était pas la matière locale, connue et pratiquée depuis des siècles, explique en partie la méfiance traditionnelle de ce milieu à l’égard de tout ce qui ne tenait pas dans un portefeuille ou un annuaire du Rotary Club local. Le monde des abstractions (de l’argent, des idées, des diplômes) n’avaient pas grande valeur passé l’A86. Le foot c’était de la glaise. La culture c’était du vent .
Disney, Sainte-Croix et HEC
Mais tout s’est accéléré depuis quelques mois. Au fil des faillites et des rachats, les organigrammes se sont vidés d’auto-entrepreneurs et remplis de consultants, jeunes diplômés, brillants profils internationaux (Longoria et Ribalta à Marseille). Désormais on devient directeur général d’un club, président, directeur sportif non plus (seulement) au gré des amitiés anciennes mais d’une compétence acquise loin d’ici mais parfaitement transposable: Mitchell à Monaco, Bocquet et Blanc à Nice, Comolli à Toulouse. Les présidents ne sont plus "du coin" comme on dit en province. Ils sont salariés et recrutés par des chasseurs de tête sur entretien d’embauche. Quand ils ont la chance de faire valoir une expérience chez Disney (Magne à Troyes), on les met en haut de la pile.
Miracle, quand les propriétaires sont français de passeport, ils sont souvent londoniens de résidence (Féry à Lorient, Oughourlian à Lens). Quand on lit, qu’à la tête de l’ancien club de Gervais Martel (titulaire d’un BTS et ancien chef de rayon de supermarché) on trouve maintenant un Parisien qui parle italien, espagnol et anglais, issu des pouponnières de l’élite française (Saint-Croix de Neuilly, Sciences po, HEC), grand amateur d’opéra et de musique classique, on se demande ce que Loulou doit penser de tout ça là-haut.
Depuis la dernière élection-surprise de Vincent Labrune à la tête du collège des patrons de Ligue 1, ce sont 6 clubs français qui ont changé de propriétaire et de nature (Clermont et Nice en 2019, Toulouse et Troyes en 2020, Lyon et Strasbourg en 2023) sans compter les participations minoritaires (Foley à Lorient) ni l’arrivée du mystérieux fonds luxembourgeois CVC à la table du patron des patrons. Les clubs français étaient une poignée d’irréductibles PME de province. En quelques mois elles sont devenus les minuscules filiales de multi-nationales dont le destin est décidé à des milliers de kilomètres du humus qui leur a donné le jour. Voilà ce qu’on appelle aujourd’hui, pour faire chic, la "multipropriété".
Que faire?
La province est devenue la banlieue du monde. Voilà pourquoi le prochain enjeu pour les dirigeants français n’est pas "le milliard" de Labrune (qui n’arrivera pas) mais la capacité de faire tenir ensemble deux tendances contradictoires. D’un côté la tradition locale, enracinée dans un territoire, des habitudes et une sociabilité spécifique au lieu dans lequel se trouve le club et dont il porte le nom. De l’autre, le global, pointé vers l’horizon et les sources de financement d’une activité où le ticket d’entrée est devenu de plus en plus inaccessible au commun des provinciaux. Longtemps allergiques à toute forme de narratif global, de théorie de l’appartenance, de pensée de l’innovation, les dirigeants vont devoir briser la vieille tradition immobiliste. Voilà pourquoi, à mon sens, ces bouleversements sont même plutôt une bonne nouvelle.
Ne pouvant revendiquer une proximité légitime avec la terre locale ils devront puiser plus profond que leurs prédécesseurs. Ce processus de mise en relation d’univers a priori opposés, de synthèse d’influences multiples, d’apprivoisement des horizons porte en un nom longtemps mal vu dans les tribunes françaises mais qui est devenu indispensable si l’on veut éviter sa fragmentation définitive: la culture. C’est bien en se cultivant — au sens propre — que les uns feront fructifier le terreau local et que les autres sauront apprécier — au sens figuré — les influences exotiques. Rappel: se cultiver n’est pas incompatible avec les grosses bouffes au gastro du coin. C’est même recommandé.