Mondiaux de ski: en ski alpin, l’impalpable obsession du chrono

Quand on lui parle de son slalom victorieux de Val d'Isère en 2021, Clément Noël se rappelle immédiatement de l'écart abyssal qui le séparait ce jour-là de son dauphin, le Suédois Kristoffer Jakobsen. "1 seconde 40 nous dit-il sans hésiter". "Ah, donc vous vous en souvenez" lui rétorque-t-on.
"Oui parce que c'est le plus gros écart pour moi en Coupe du Monde. Il y avait une grosse satisfaction et c’était surtout une promesse pour la suite. Ça booste un peu l'ego de voir qu'on est à ce point au-dessus du lot sur une course. Même si au final, gagner avec un centième ou deux secondes d'avance, c'est pareil."
Et c'est là tout le paradoxe du skieur alpin. Le chrono est à la fois un couperet, mais aussi une valeur relative qui dépend inévitablement de la forme et des performances des concurrents. Comme les parcours et les conditions de neige et de météo changent d'une année sur l'autre, il n'y a pas de notion de record.
La Streif de Kitzbühel, on y gagne, ou on n’y gagne pas. Idem sur la Face de Bellevarde à Val d’Isère. Aux J.O, on est champion olympique ou on ne l’est pas. En revanche on n’est pas recordman olympique. Pas plus qu’il n’y a de record d’Europe ou du monde dans les différentes disciplines du ski alpin.
Mais alors pourquoi vouer un tel culte au chronomètre ? D’abord et surtout parce qu’il reste un élément de base dans la progression des skieurs. Une sorte d’impitoyable professeur de l’ombre sans lequel l’apprentissage ne peut se faire. A chaque entraînement, le chrono est un instrument fondamental pour les athlètes et leurs staffs.
Les skieurs refont alors le même tracé plusieurs fois et peuvent donc jauger leur progression sur une séance au fil des passages, et s’étalonner aussi vis-à-vis de leurs coéquipiers dans le cadre d’entraînements collectifs. "A l’entraînement, c’est le chrono qui fait progresser, qui permet aux skieurs de se surpasser témoigne Sébastien Amiez, vice-champion olympique de slalom à Salt Lake City en 2002.
C’est une obsession, si tu as le chrono de référence, tu vas essayer de l’améliorer. Si c’est un autre tu te surpasses pour essayer de le battre." Une émulation collective utile donc à l’amélioration des performances.
"Mieux vaut être mal dans ses pompes et rapide sur ses skis que l’inverse"
Toujours à l’entraînement, c’est aussi le chrono qui permet à chaque skieur de valider, ou pas, de très nombreux détails. En particulier, des points techniques précis concernant le réglage toujours très pointu du matériel.
Des skis plus ou moins durs et affutés, des chaussures aux plastiques plus ou moins rigides, des fixations plus ou moins en angle droit avec les pieds des skieurs, et ce sont au bout des centièmes, voire des dixièmes de secondes qui peuvent s’envoler. Le chronomètre permet donc d’analyser avec précision le bon fonctionnement du matériel.
Paradoxalement, l’irrévocable point de repère qu’il donne n’est pas forcément en adéquation avec le ressenti du skieur sur la piste, comme le confirme le descendeur Johan Clarey. "Quand tu essayes du matériel, il y a deux éléments à prendre en compte : les sensations et le verdict du chronomètre.
Sur certains types de skis tu peux te sentir facile, avoir d’énormes sensations d’accroche, et au final, le chrono te dit que ce n’est pas le bon ski pour toi. C’est en ça que le chrono est fondamental pour nous. C’est quelque chose de définitif et fidèle. Un ski qui vit un peu plus sur la neige, il est peut-être moins confortable mais il va parfois plus vite donc oui, si on doit résumer, il vaut mieux être mal dans ses pompes et rapide sur ses skis que l’inverse."
A la fois partenaire et adversaire
Mais si le chrono est un allié indispensable à l’entraînement, son statut change quelque peu en compétition. De partenaire de progression, il devient finalement le seul adversaire contre lequel se bat vraiment le skieur pendant la course.
Le temps qui passe tout au long d’une descente ou d’un slalom est un ennemi invisible pour l’athlète dont le seul but est d’aller le plus vite possible d’un point A à un point B, quelle que soit la manière. Un centième de trop dans l’aire d’arrivée, et c’est parfois une carrière qui ne prend pas le tournant espéré. "Celui qui perd pour un écart aussi insignifiant que cette fraction de seconde peut se dire "j’ai tout raté"" observe Sébastien Amiez.
Un sentiment qu’a parfois pu ressentir, toutes proportions gardées, Johan Clarey. Vice-champion olympique de descente à Pékin l’an passé, vice-champion du monde de Super-G en 2019, trois fois deuxième de la mythique descente de Kitzbühel, il fut battu à chaque fois pour quelques centièmes de secondes. A 42 ans, le Tignard n’a jamais réussi à s’imposer au plus haut niveau en dépit de très nombreux podiums.
Et cet hiver, la route de sa première victoire en Coupe du Monde a encore été barré pour quelques centièmes lorsqu’il fut dépassé fin décembre sur la Saslong de Val Gardena par un Aleksander Aamodt Kilde stratosphérique. "Ça m’a fait mal car vraiment ce jour-là j’y ai cru, confirme l’intéressé.
Mais je préfère voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide. Le chrono a parfois aussi été favorable pour moi pour grimper sur des podiums. Alors oui on a envie de le maudire ce chrono quand il tourne pas en notre faveur, mais je ne rêve pas non plus de chiffres qui défilent. Je ne rêve pas de rouge ou de vert."
"Connaître les intermédiaires dans des oreillettes, pas forcément utile"
Le rouge et le vert, ces deux couleurs intimement liées à la notion de chronomètre dans les courses de ski. Le rouge signifie qu’au moment où il passe la ligne, le skieur est en retard sur le meilleur temps provisoire. Le vert à l’inverse lui signifie qu’il est dans le vrai, qu’il est le meilleur à l’instant-T.
Des couleurs notamment affichées lors des retransmissions télévisées à l’arrivée bien sûr mais aussi à chacun des intermédiaires qui jalonnent le parcours. Les spectateurs peuvent ainsi se rendre compte à différents endroits de la piste où en sont les skieurs. Les skieurs eux sont dans l’inconnue la plus totale.
Contrairement à des sports comme le cyclisme, ils ne sont pas équipés d’oreillettes et ne savent donc rien du chronomètre. Impossible de savoir s’ils font une bonne manche ou non. "Parfois je réfléchis à ça, explique d’ailleurs Clément Noël. Est-ce que ça nous servirait à quelque chose d’avoir une oreillette et de connaître les intermédiaires ? Je ne sais pas.
Déjà je pense qu’on les entendrait à peine, et ce ne serait pas forcément une bonne idée. De toute manière une course, c’est tellement court et intense qu’on est à 100 % du départ à l’arrivée et même si on connaissait nos chronos intermédiaires on aurait du mal à inverser la tendance."
Le vert, cette couleur qu’a justement eu le bonheur de voir Clément Noël en février 2022 en arrivant en bas de la piste des Jeux Olympiques de Pékin après sa deuxième manche de slalom.
"C’était génial, c’est la sensation qu’on recherche, quand on est en deuxième manche, on n’a qu’une seule envie, c’est de voir du vert. Quand on passe la ligne d’arrivée et que c’est le cas, c’est qu’on a fait le job. Ça ne dépend plus de soi, seulement des autres".
Ce jour-là dans le froid polaire d’une Chine encore placée sous bulle, COVID 19 oblige, Clément Noël contemplera un à un ses derniers adversaires (Strasser, Meillard, Foss-Solevaag, Kristoffersen et Strolz) "allumer du rouge" comme on dit dans le jargon.
Signe d’un moins bon chrono et donc d’une moins bonne performance que lui. Il deviendra alors le troisième français sacré champion olympique de slalom après Jean-Claude Killy et Jean-Pierre Vidal. Le chrono ce jour-là lui a souri.