"Ma carrière passe vite et ça fait peur": à bientôt 30 ans, Kevin Mayer se confie

Kevin Mayer à Tokyo en août 2021 - AFP
Comment avez-vous digéré cette médaille d’argent olympique à Tokyo, avec cinq mois de recul, alors que l’or vous hypnotisait depuis des années ?
KEVIN MAYER. En prenant beaucoup de vacances… j’en avais énormément besoin. Cela faisait trois ans que je n’avais pas pris plus d’une semaine de repos. Ça m’a fait beaucoup de bien. Bien sûr au bout de cinq jours après Tokyo, j’ai commencé la rééducation de mon dos (ndlr : Mayer s’est bloqué le dos avant de commencer son décathlon, au point de prendre des antidouleurs, une première dans sa carrière), mais ça va je pouvais le faire en vacances. Ça a mis beaucoup de temps, mon dos a posé des problèmes mais ça va beaucoup mieux. Et je peux me faire plaisir à l’entraînement, il faut que ça sorte en compétition maintenant.
Pour revenir à cette blessure au dos, vous qui faites excessivement attention à votre corps et vos sensations, c’est presque incompréhensible ?
Dans le sport de haut niveau, tous les détails comptent et la moindre erreur est fatale. Un exercice de musculation m’a un peu bloqué le dos et je n’y ai pas prêté trop attention parce que je venais de me déchirer le mollet. Je pensais que ce n’était rien mais avec le voyage à Tokyo, le décalage horaire, le stress, des détails qui ont fait la différence. Cela s’est bloqué du jour au lendemain et je n’ai pas compris. J’essaie d’utiliser ces "échecs" pour ne pas que ça se reproduise.
Le fait de ne pas être champion olympique, ce qui vous tenait à cœur, ne vous a pas assommé ?
Ça me tient à cœur d’être très performant. La frustration vient du fait de ne pas m’être exprimé comme il fallait. Aucune performance n’a été bonne à part la hauteur et le javelot, et encore…. Les sensations n’étaient pas dingues. La frustration est là car même si j’avais été à 100%, je n’aurais peut-être pas été champion olympique non plus vu l’adversité qui était la mienne (ndlr : le Canadien Damian Warner en or avec plus de 9000 points). Ma médaille d’argent, je la trouve très savoureuse mais j’ai beaucoup d’attente sur mes prochains championnats pour justement retrouver du plaisir personnel.
Vous parliez d’adversité, celle de Damian Warner n'est-elle pas une chance pour continuer à progresser et prendre du plaisir ?
Le grand public commence à le découvrir mais vis-à-vis des spécialistes on attendait de voir quand il allait exploser… bah voilà, il a planté deux décathlons à plus de 9000 points. Le bonhomme vaut quelque chose de grand. Cela va donner de sacrés duels et de beaux combats et je les attends avec impatience. Avoir des combats à plus de 9000 points, c’est ce dont tous les décathloniens rêvent. Que moi j’ai le niveau de 9000 points et que Damian l’ait aussi ce jour-là, ce serait géant.
Vous continuez avec vos entraîneurs Alexandre Bonacorsi et Jérôme Simian. Vous aviez fait beaucoup de changements, notamment à la longueur. Quels sont les prochains objectifs ?
Ça marche très bien avec eux. Un peu frustré car ça ne porte pas encore ses fruits en compétition, à part au javelot. Mais vu ce que je fais à l’entrainement, ça va sortir un jour. La longueur est de plus en plus la priorité car c’est la seule épreuve où je n’arrive pas à trouver le truc pour que ça explose. J’ai une meilleure technique, qui se rapproche des spécialistes. Mais je n’ai pas trouvé les bonnes conditions pour faire la grosse perf’. C’est la seule épreuve où je cherche encore le truc.
Vous partez pour faire une grosse saison en salle, avec les championnats du monde à Belgrade du 18 au 20 mars en point d’orgue. Vous êtes devenu champion d’Europe d’heptathlon l’année dernière à Torun, cette fois il y aura Warner. Et avec son profil de sauteur-coureur, ce sera encore plus dur de le battre sur un heptathlon que sur un décathlon...
J’ai fait les calculs sur nos potentiels records sur un heptathlon. C’est vrai qu’au décathlon, je suis un peu plus fort que lui (ndlr : grâce aux lancers notamment, où le français est bien meilleur), mais on est vraiment égaux en heptathlon, avec tous les deux la possibilité de frôler le record du monde. Ça va être une belle bataille et ça va être celui qui optimise le plus son potentiel. Les médias me mettront peut-être favori mais je ne me mets absolument pas en position de favori. Damian et moi, nous devrions nous battre pour le titre, il y aura peut-être des surprises aussi.
Depuis son titre olympique, vous êtes-vous revus ? Quelle est votre relation à tous les eux ?
Damian est quelqu’un que j’analyse assez timide et dans son coin, à faire sa vie. Il ne parle pas trop aux autres décathloniens. Je parle encore avec Ashton Eaton (ndlr : l’Américain champion olympique 2016 et ancien recordman du monde). Mais Warner je n’ai jamais de nouvelles. Je n’ai vu qu’une vidéo passer sur les réseaux sociaux en longueur. Damian a du mal à être amical avec ses adversaires. Même s’il n’est pas méchant et n’a pas de mauvaises intentions. Mais il est différent des autres où on se mélange facilement. On se parle avant le 100m et lui commence à parler à partir du disque. C’est sûr que je n’ai pas du tout la même relation qu’avec Ashton Eaton. Je lui envoyais carrément des textos parfois pour avoir des conseils. C’est un peu plus froid avec Warner, mais ce n’est pas gelé.
Vous aurez 30 ans le 10 février. C’est particulier pour vous ?
Ça va être une journée assez difficile pour moi puisque pour un sportif de haut niveau, cela sous-entend fin de carrière. Alors que moi je me sens encore espoir. Je me sens encore évoluer, progresser dans les épreuves, physiquement donc je n’ai pas envie de dire que je deviens vieux. Je veux faire Paris 2024, peut être Los Angeles 2028, tant que je m’éclate dans le décathlon.
On sent que ce cap des 30 ans est très symbolique malgré tout. Vous le ressentez au fond de vous ?
La vie passe de plus en plus vite et ça fait peur. Ma carrière passe vite et j’essaie de profiter de chaque instant. Quand j’avais 18 ans, Ladji Doucouré m’avait dit de profiter. Je le fais mais ça passe quand même très vite. Le sport est une passion dévorante et je n’ai pas envie d’y mettre un terme. Plus ça avance et je me dis, ce sera peut-être la dernière olympiade, la dernière saison…
Des gros championnats, vous en aurez encore plein. Les mondiaux 2022 à Eugene, ceux de 2023 à Budapest, les Jeux Olympiques de Paris 2024. Objectif deux fois champion du monde et champion olympique ?
Je me suis mis beaucoup de pression pour être champion olympique à Tokyo… aujourd’hui je pense que j’ai prouvé ce que je valais. Je n’en ai plus rien à faire des titres entre guillemets. Je veux retrouver le plaisir, le résultat sera secondaire. Vraiment, j’en ai marre de me mettre ces objectifs, je veux profiter de cette carrière qui file vite et vivre l’instant présent. Me battre pour fumer mes adversaires.
Pour vous faire plaisir, est-ce que vous ne tenteriez pas une carrière dans une autre discipline que le décathlon ? Par exemple, sur les haies où vous performez très bien ?
J’avoue que j’y pense parce que je progresse assez vite en ce moment. Si j’assume la pression des grands rendez-vous avec les autres spécialistes, je peux sortir des chronos. Mais ce n’est pas un objectif en soi de faire des médailles mais j’utilise l’adversité des spécialistes pour m’améliorer surtout pour le décathlon.
Un dernier mot sur la nomination de Romain Barras à la direction de la haute performance pour la Fédération Française d’Athlétisme. C’est en quelque sort le sélectionneur des Bleus. Vous le connaissez très bien, votre idole de jeunesse. Cela vous inspire quoi ?
Romain c’est mon grand frère depuis que je suis à Montpellier. Il m’a toujours suivi, a toujours été super bienveillant avec moi. Le voir à la tête du haut-niveau, je suis très fier car c’est vraiment un pote. Je sais qu’il est très intelligent, c’est un bosseur et il a la tête sur les épaules. Je ne voyais pas mieux que lui. J’avais d’ailleurs conseillé à la FFA de le prendre lui, et je suis persuadé que c’est le meilleur choix. C’est ma raison qui parlait et pas ma relation avec lui. Il est fait pour le job. Après, il a un sacré boulot... Des gens disent qu’on peut tout changer en trois ans et faire beaucoup de médailles à Paris 2024 mais je pense que c’est une utopie. On forme les athlètes sur 10 ou 15 ans. Après vu les résultats à Tokyo, tout le monde disait que c’était nul, mais on a eu pas mal de finalistes, de 4ème ou 5ème place. Avec la transe de s’exprimer chez nous, dans notre stade à Paris, je pense qu’on peut faire de bons résultats.