Manifestations pro-Palestine sur la Vuelta: pourquoi l’Espagne est si engagée pour la cause palestinienne?

La dernière déclaration de la porte-parole du gouvernement espagnol ce mercredi est sans ambiguïté, suggérant d'appliquer aux équipes israéliennes le même traitement que celui appliqué aux Russes depuis l'invasion de l'Ukraine. Autrement dit, la formation Israel-Premier Tech n’aurait pas dû participer à la Vuelta. Lundi, le gouvernement de Pedro Sanchez avait annoncé une série de mesures pour "mettre un terme au génocide à Gaza", le Premier ministre espagnol a d’ailleurs été le premier leader européen à utiliser ce terme. Des prises de positions alors que les manifestations pro-palestiniennes continuent sur la course cycliste, avec encore ce jeudi un contre-la-montre raccourci et un état de tension maximal pour les dernières étapes.
"L'Espagne a toujours historiquement soutenu la cause palestinienne, ce n’est pas récent et plusieurs facteurs expliquent cela: d’abord les liens historiques entre l'Espagne et les pays arabes sont nombreux et anciens. Depuis la conquête de 711, l'Espagne a entretenu une tradition arabo-islamique forte qui perdure et sans remonter si loin, au XXe siècle, les pays arabes ont conservé des liens étroits avec le régime franquiste par ailleurs largement isolé à l’international. Ensuite le roi Juan Carlos Ier a entretenu lui aussi de nombreux liens d’amitiés, notamment avec les monarchies du Golfe", explique Eduardo Baura Garcia, professeur d’histoire à l’Université CEU San Pablo et auteur récemment d’un ouvrage sur le conflit israélo-palestinien.
Des relations historiquement compliquées entre l’Espagne et Israël
L’antisémitisme du régime dictatorial de Franco conduit l’Espagne à n’entretenir aucune relation diplomatique avec l’Etat hébreu pendant près de quarante ans tandis qu’en 1979, Adolfo Suárez, premier chef du gouvernement de la transition démocratique reçoit à Madrid Yasser Arafat, le chef de l'Organisation de libération de la Palestine. "L'Espagne a été l'un des pays à reconnaître l’Etat d’Israël le plus tard, en 1986, même l'Égypte l’avait fait auparavant, à la fin des années 1970", rappelle Eduardo Baura Garcia. "Les relations historiques entre l'Espagne et le judaïsme en général sont problématiques, on pourrait remonter à l'expulsion des juifs d’Espagne en 1492 lors de la Reconquista… Et les relations diplomatiques sont très compliquées entre l’Espagne et Israël ces dernières années, avec bon nombre de rappels d’ambassadeurs de part et d’autre. Lors des attentats du 7 octobre, s'il y a eu une certaine solidarité avec le peuple israélien, des ministres du gouvernement actuel ont dit le jour-même que cela s’était produit dans un contexte et faisait tout de suite redescendre l’émotion", ajoute l’historien espagnol.
Le contexte politique de l’Espagne explique aussi ce soutien particulièrement marqué à la Palestine. "Le fait que ces manifestations sur la Vuelta aient eu lieu en Catalogne, puis au Pays basque n’est pas un hasard. Les mouvements indépendantistes y sont de gauche comme de droite, mais très forts parmi la gauche. Il y a l’idée dans ces mouvements que le peuple basque comme le peuple palestinien sont vus comme opprimés, parfois même comme colonisés", explique le politologue spécialiste de l’Espagne, Lucas Ormiere. Dans un pays où la population de confession juive ne représente que 12.000 à 40.000 personnes selon les estimations, le soutien à la cause palestinienne dépasse même les clivages partisans. "On a en Espagne un gouvernement social-démocrate en coalition avec un autre parti de gauche, et le soutien également de partis indépendantistes de gauche. Le gouvernement a reconnu en même temps que la Norvège et que l'Irlande l’an dernier l'État de Palestine, et quand on regarde dans les enquêtes d’opinion les Espagnols sont ceux en Europe qui soutiennent le plus la cause palestinienne, juste derrière les Irlandais", relève Lucas Ormiere.
La situation du président du gouvernement Pedro Sanchez, en poste depuis 2018, peut aussi expliquer les dernières mesures prises par le leader espagnol. "Pedro Sanchez vient de passer quelques mois très difficile, cerné par des affaires touchant son entourage donc il est clair que cette agitation autour de la Vuelta sert aussi son agenda politique, cela réaffirme des messages qui permettent de remobiliser les électeurs de gauche", avance le politologue. "Dans le même temps, la présidente de la Communauté de Madrid qui est une figure de la droite, Isabel Díaz Ayuso, se montre comme une opposante voire une ennemie de Pedro Sánchez, y compris sur le conflit israélo-palestinien. Elle va même au-delà de ce que pouvait dire José Maria Aznar, qui était le président de gouvernement le plus aligné sur les Etats-Unis qu'ait eu l'Espagne." L’élue madrilène a ainsi demandé une sécurité maximale pour que la dernière étape de la Vuelta arrivant à Madrid dimanche puisse aller à son terme, et a déploré les manifestations dans d’autres régions: "Pourquoi devons-nous nuire ainsi à l'image de l'Espagne? Lorsqu'on s'en prend à des athlètes en promouvant l'antisémitisme, l'image véhiculée dans le monde entier est horrible."
Madrid en "état de siège" pour l’arrivée dimanche?
L’équipe Israel-Premier Tech était d’ailleurs déjà présente sur la Vuelta l’an dernier, sans entraîner autant de contestations. "La brutalité des événements à Gaza est comme le disent tous les experts sans précédent. Nous avons également un gouvernement qui, même si nous continuons à exiger davantage de lui, est en première ligne pour défendre la fin du génocide", avance comme explication à ce regain de mobilisation Lidón Soriano, porte-parole de la plateforme Boicot al Deporte de Israel (Boycott d’Israël dans le sport en français). Le Tour de France l’été dernier s’est également déroulé sans manifestation comparable, avec comme seul événement l’irruption d’un militant pro-palestinien sur la ligne d’arrivée à Toulouse: "Ici en Espagne, le niveau de répression est bien inférieur à celui de la France", souligne l’activiste espagnole.
"Toutefois, en raison de la mobilisation massive, cette répression s'est intensifiée. Par exemple ce jeudi, mes camarades de Valladolid (où se déroulait le contre-la-montre individuel) m'ont dit que la ville était quasi assiégée par la police, que la police demandait leurs cartes d’identité, ce qui est contradictoire sachant que le Premier ministre lui-même soutient les manifestations. À Madrid, le maire et la présidente de la région ont déjà prévenu qu'ils allaient instaurer une sorte d’état de siège pour ce week-end. C'est absolument kafkaïen de voir tous ces effectifs de sécurité mobilisés pour tenter de nous priver de notre droit constitutionnel à la liberté d'expression, de protestation et de défense des droits de l'homme."
Les organisateurs de la Vuelta et l’UCI ont répété depuis le début des incidents que la seule décision revenait à l’équipe Israel-Premier Tech de quitter d’elle-même la course, une possibilité refusée en bloc par la formation du milliardaire canado-israélien Sylvan Adams. "Tous les niveaux de décision ont été défaillants", regrette Lidón Soriano de la plateforme Boicot al Deporte de Israel. "D’abord le gouvernement espagnol aurait dû appliquer des sanctions à Israël, ce qu'ils n'ont pas fait. Deuxièmement, le Conseil supérieur des sports espagnol a le pouvoir de refuser l'autorisation de participation de l'équipe israélienne, ce qu'il n'a pas fait non plus. Troisièmement, l'organisateur de la Vuelta dans son propre règlement précise qu'une équipe qui porte atteinte à l'image de la compétition et du sport peut être expulsée, et la présence d'Israël y porte indéniablement préjudice. Même l'UCI pourrait l’expulser pour la même raison. Comme l'a dit le propriétaire de cette équipe lui-même, il s’agit de véhiculer une image différente d'Israël, loin de l'image guerrière." Malgré les protestations, la Vuelta devrait pouvoir aller au bout, et avec l’équipe Israel-Premier Tech dans le peloton.