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"Toucher un spectateur, c’est une hantise", comment les directeurs sportifs gèrent le défi de la conduite en voiture sur le Tour de France

Romain Bardet le 29 juin 2024 lors du Tour de France

Romain Bardet le 29 juin 2024 lors du Tour de France - AFP

Si une grande partie de leur travail s'effectue en amont, les directeurs sportifs ont un rôle central à jouer pendant les étapes. Pour aiguiller leurs coureurs et orienter la stratégie, tout en devant faire preuve d'une vigilance de tous les instants face aux dangers de la route.

Une expérience de plus de trente ans dans le peloton professionnel. Dont seize comme directeur sportif. Mais toujours cette même crainte perceptible au fond de la voix : "On le sait, on n’a pas le droit à l’erreur." Lorsqu’il s’agit d’évoquer son métier, celui qu’il a choisi après avoir rangé son vélo au bout d’une carrière de routier qui l’a vu porter notamment les couleurs de Castorama, Gan et La Française des Jeux, Yvon Ledanois pose des mots clairs et pesés. Avant de détailler les multiples facettes tactiques de sa fonction, qu’il occupe aujourd’hui chez les Bretons d’Arkéa-B&B Hotels, et la passion qui l’accompagne, il tient à s’arrêter sur un point précis.

"Être directeur sportif d’une équipe cycliste, et être présent sur le Tour de France, c’est formidable. Mais c’est aussi beaucoup de responsabilités. Il faut être tout le temps vigilant", appuie-t-il, en référence aux trois, quatre ou cinq heures passées chaque jour en voiture, au cœur d’une gigantesque lessiveuse, les mains bien fixées sur le volant et l’œil toujours alerte pour faire face à l’effervescence générale. "Il faut faire gaffe aux coureurs, aux autres voitures et au public. Écraser un gamin ou toucher un spectateur, c’est une hantise. Je préfère freiner et perdre du temps que de toucher quelqu’un dans le public", dit-il.

"On n'est pas seuls au monde"

Ce stress propre à la position de directeur sportif, Benoît Genauzeau, son confrère de TotalEnergies, la comprend parfaitement. Cela fait dix-huit ans qu’il a pris cette voie. "Même si on est tous focus sur nos intérêts et l’enjeu de la course, on sait que les règles de sécurité passent avant tout. On ne peut pas faire n’importe quoi, on n’est pas seuls au monde. Les spectateurs font parfois preuve d’un peu d’imprudence, donc il faut faire très attention", ajoute-t-il. Comme les coureurs, les directeurs sportifs ont droit à leur règlement sur le Tour édicté par l’organisateur ASO et l’Union cycliste internationale. Avec des sanctions prévues en cas de faute.

"Tout directeur sportif désirant dépasser un véhicule de la direction de la course sans appel de Radio-Tour ne peut le faire qu’après accord d’un officiel. Après son intervention, il doit reprendre sa place aussi vite que possible", est-il ainsi stipulé. Situé le plus souvent derrière le peloton, le directeur sportif peut être autorisé à remonter la file des voitures et les échelons de la course en cas de souci technique, de chute ou si les écarts le permettent pour se positionner par exemple derrière l’échappée.

L'After Tour du  vendredi 12 juillet 2024
L'After Tour du vendredi 12 juillet 2024
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"Chaque équipe, et donc chaque voiture, a un numéro qui correspond au classement général de son meilleur coureur. Le maillot jaune a toujours sa voiture en première position. Aujourd’hui, on est 13e du général avec Felix Gall et on a la voiture 8, ça veut dire que sept équipes ont un coureur mieux classé que nous. En fonction du scénario de l’étape et d'éventuels incidents, l’ordre de priorité peut évoluer", nous racontait jeudi matin Julien Jurdie, directeur sportif de Decathlon-AG2R La Mondiale depuis 2006.

Mi-mai, un accident s'est produit lors de la course en ligne féminine des moins de 19 ans aux championnats de France: la championne Amandine Muller a été heurtée par la voiture du l'équipe Auvergne-Rhône-Alpes, qui était en pleine discussion avec une de ses coureuses, elle aussi tombée en se prenant le vélo de sa concurrente. Un choc heureusement sans gravité, qui n'a pas empêché les deux rivales de terminer l'épreuve. Contrairement à Anthony Pérez, qui a dû abandonner le Tour de France 2020 après une collision à 80 km/h contre le véhicule de son propre directeur sportif.

"Avant l'oreillette, il fallait jouer des coudes"

Face à ce défi de la conduite, qui plus est avec un public rajeuni au bord des routes et pas toujours prompt à rester derrière les barrières, la plupart des formations ont adopté sur le Tour et les plus grandes courses du calendrier, un principe de base : dans la voiture, l’un des directeurs sportifs se concentre avant tout sur la conduite, les indications GPS et les bidons à distribuer, pendant que l’autre présent à ses côtés se charge de la stratégie. "C’est une évidence pour nous en termes de sécurité. Je suis même surpris que l’UCI ne rende pas ça obligatoire. Il faudrait systématiquement deux directeurs sportifs par voiture, avec des rôles bien définis. Ça me semble indispensable", insiste Julien Jurdie, qui pointe un autre "outil indispensable" : l’oreillette.

"Elle nous sert à coacher les coureurs, mais aussi à la sécurité. Radio-Tour nous informe de certains dangers, ça nous permet de prévenir nos hommes." Un point de vue partagé par Yvon Ledanois: "Pour parler à un coureur, on n’a plus besoin de remonter tout le peloton comme des fous, ce qu’on pouvait voir par le passé. Avant les oreillettes, il fallait jouer des coudes et réussir à se faire respect."

"Ce qui reste le plus dangereux, c’est que les gens ne se rendent pas toujours compte que la course n’est pas finie une fois que les coureurs sont passés. Mais il n’y a quasiment pas d’accident et ça se passe généralement bien entre DS, je n'ai pas connu l'époque où ça se bagarrait un peu. Ça s’est rajeuni, j’ai couru avec la plupart des mecs qui sont dans les voitures. Il y a toujours cette adrénaline mais il y a beaucoup de respect. On est tous dans le même bateau. Je crois que même que ça se passe mieux que dans le peloton", plaisante le Belge Maxime Monfort, 20 grands Tours disputés entre 2006 et 2019, et actuel directeur sportif chez Lidl-Trek.

Sacré champion du monde Espoirs en 2009, pro jusqu’en 2021, Romain Sicard a lui découvert "un autre monde" en disant oui l’hiver dernier à TotalEnergies pour devenir directeur sportif au sein de la structure vendéenne. "J’avais déjà conduit sur le Tour comme véhicule invité, mais là c’est complètement différent. Ça requiert une concentration maximale. Les compteurs sont remis à zéro à chaque étape. Il ne faut jamais baisser la garde, toujours penser à la sécurité des coureurs, des autres directeurs sportifs, des motos, des usagers de la route et du public. Sur le Tour, on fonctionne aussi par binôme dans les voitures pour avoir le plus de lucidité", explique-t-il.

"Le coureur peut avoir des œillères"

Car au-delà de l’aspect sécurité, le directeur sportif est évidemment là pour aiguiller ses coureurs et donner la marche à suivre. Si le gros de son travail a été effectué en amont, entre l’analyse du parcours, la typologie, le sens du vent, les conditions météorologiques, et l’élaboration d’un plan présenté aux coureurs lors du briefing d’avant-course dans le bus, il faut savoir s’adapter en temps réel durant l’étape. Donner ses instructions et le conseil juste au moment opportun. Manier encouragements et fermeté. Sans trop en faire. "L’idée, c’est de ne pas raconter de conneries et de faire corps avec eux", sourit Maxime Monfort.

"C’est facile de pousser derrière les gars et d’avoir une vision qui n’est pas celle qu’ils peuvent avoir. Il ne faut pas les abreuver d’infos même si on en a parfois envie. J’essaie toujours de me dire : à leur place, qu’est-ce que j’aurais envie d’entendre à ce moment de la course ? Il faut bien connaître ses coureurs pour avoir un discours juste et les remotiver. C’est à nous de leur apporter une vision d’ensemble qu’ils n’ont pas forcément quand ils sont en plein effort. C’est un vrai plus. Le coureur peut avoir des œillères, lui ouvrir les yeux est important.", poursuit-il. "C'est aussi pour que ça que c'est mieux d'être à deux pour échanger sur la tactique, pour se questionner sur ce qu’il faut changer ou non pendant l’étape, comment réagir à tel ou tel scénario de course. Cet échange est capital", résume Julien Jurdie.

"On connaît des moments chauds tous les jours, mais on doit garder la tête froide pour leur donner les consignes les plus adaptées, sans perdre de vue que ce sont eux qui pédalent, embraye Benoît Genauzeau. Ça se fait à l’instinct." Comme dimanche dernier quand il n'a eu qu'à apprécier le récital d'Anthony Turgis dans le final de la 9e étape, à Troyes. "On vit pour ces moments si particuliers."

Rodolphe Ryo, à Pau (Pyrénées-Atlantiques)